Page:Le Tour du monde - 14.djvu/294

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et la personne de notre ami Joanne, que six semaines auparavant j’avais laissé dans le jardin du Luxembourg, critiquant paisiblement, suivant une vieille habitude, les arbres, le palais, les fleurs, les passants, les statues, et tout particulièrement le groupe d’Acis et de Galatée, méchamment mis à mort par le géant Polyphème.

Qui ne connaît Joanne, la providence des voyageurs, l’inspecteur général volontaire de tous les chemins, de tous les musées, de toutes les bibliothèques, de tous les palais, de toutes les merveilles de l’Europe ; le cicérone érudit et philosophe, l’itinéraire fait homme ; le compilateur original, qui voyage incessamment pour récolter, élaborer et contrôler les matériaux de ses livres, et qui publie non moins incessamment des in-8o, des in-12 et des in-64, pour forcer le genre humain à voyager. Mériter d’être classé après la vapeur, après les vents alizés, comme le plus grand agent de locomotion que Dieu ait donné à notre planète, semble être le but de son ambition. Beaucoup de ses contemporains se contenteraient des titres, que nul ne lui conteste depuis longtemps, d’écrivain érudit et artistique, de critique éclairé et bienveillant, et de champion inflexible du droit et de la justice.

Il savait d’où nous venions ; la révision de quelques pages de son Itinéraire général de France l’avait appelé dans le Velay, où il était entré par la route d’Ambert, d’Arlanc et de la Chaise-Dieu. Sachant que le défaut de temps nous empêcherait de visiter cette région, il nous fit en ces termes clairs et précis, dont il a l’habitude, une description charmante « du bassin de la Dore, de cette plaine du Livradois qui fut, aux époques géologiques, un de ces lacs des montagnes qui donnèrent, pendant de longs siècles, à la France centrale, l’aspect de la Suisse actuelle, ou peut-être mieux, celui du haut Canada.

« Quant à la Casa-Dei, à cette abbaye qui, fondée en 1036, demeura jusqu’à la Révolution l’un des monastères les plus riches et les plus célèbres de la chrétienté ; qui compta parmi ses abbés Mazarin et Richelieu, et parmi les hôtes de ses caveaux funéraires, le pape Clément VI et même, assure-t-on, Édith au col de cygne, la douce compagne de l’héroïque vaincu d’Hastings… eh bien ! c’est triste à dire, mais ce n’est plus que le noyau délabré du plus sale chef-lieu de canton de l’empire français. À part une auberge, l’hôtel Samson, où semble s’être réfugiés la bonne tenue et le confort des anciens chanoines, tout est malpropre et sordide à la Chaise-Dieu. On n’y respire que des miasmes putrides, on n’y marche que sur des immondices dans les maisons, dans les cours, dans les rues, sous les porches et dans les cloîtres de l’antique édifice religieux. Pour l’œil du sceptique même, ajoutait Joanne, « c’est un scandale, car ces bâtiments imposants et vastes, flanqués de hautes tours carrées encore munies de herses, se relient, par plusieurs cours immenses, à l’église abbatiale, une merveille de l’art ogival, aujourd’hui consacrée au culte de la paroisse, mais encore garnie d’une partie de son riche mobilier. »

Ici, mon fils, qui depuis un moment se niordait les lèvres, interrompit irrévérencieusement le narrateur : — Nous connaissons ce mobilier ! — « Les stalles du chapitre adorablement sculptées, et les antiques tapisseries d’un prix et d’une rareté inestimables, qui revêtent la partie supérieure du chœur. » — Croyez-vous, monsieur, que nous ne sachions pas par cœur notre Jean de la Roche aussi bien que vous ?

« Nous venons de suivre pas à pas son Itinéraire dans le Mont-Dore, et nous avons constaté avec admiration la scrupuleuse exactitude des pages descriptives que l’auteur de ce beau livre a consacrées à cette région. Il y a là, touchant les grands pâturages des hauts plateaux, le château de Murol et les merveilleuses rives de la Couse de Chambon, des coups de pinceau d’une fraîcheur et d’une délicatesse exquises, et cependant si colorés et si larges, qu’ils gravent dans la mémoire les scènes entrevues et les paysages traversés en traits ineffaçables ; ce que ne font pas, j’en suis sûr, les volumineux ouvrages spéciaux : guides, itinéraires, monographies et traités scientifiques ou pittoresques, dont mon père enregistre, en ce moment, l’effrayante nomenclature, et qu’il se tuera à compulser, comparer et surtout à contrôler, sans grand profit pour le public et pour lui-même. »

« Eh bien ! fit Joanne avec un malicieux sourire, vous allez retrouver dans la Haute-Loire cette même touche que vous venez d’admirer dans le Mont-Dore, et les tableaux signés du marquis de Villemer ne sont pas inférieurs à ceux de Jean de la Roche.

— Et c’est ce qui me désespère, reprit Henri. La perfection d’un auteur est un fléau pour ceux qui marchent derrière lui et qui n’ont pas comme vous le droit de le piller largement, sous prétexte d’utilité publique. »

Une salve d’éclats de rire, à laquelle Joanne prit une franche et bonne part, accueillit cette boutade.

« Jeune homme, reprit-il, le vent qui souffle à travers la montagne vous a aiguisé l’appétit et la langue : témoin mon déjeuner disparu et votre élocution facile, mais vos allusions agressives prouvent aussi qu’il vous a laissé dans l’esprit une aigreur que je veux dissiper. Tenez, continua-t-il en ouvrant un carton plein de dessins et de photographies, que pensez-vous de ces trésors artistiques recueillis à droite ou à gauche des chemins que vous devez parcourir ? Les costumes de ces ouvrières en dentelles, et surtout leurs coiffures du dimanche, ne sont-elles pas faites pour émouvoir l’émulation, perpétuellement carnavalesque, des lionnes parisiennes (voy. p. 300) ? Eh bien ! rangez-les dans votre album de voyage, avec ce château de la Roche-Lambert, qu’on dirait découpé à l’emporte-pièce dans une paroi de laves au fond d’un ravin (voy. p. 292). La photographie ne l’a pas reproduit avec plus de vérité que le grand écrivain qui en a fait le berceau et la demeure de ce Jean de la Roche qui vous a tant ému. Prenez aussi cette aquarelle, exécutée sous mes yeux par Hubert Clerget, dans le chœur abbatial de la Chaise-Dieu (voy. p. 293). Prenez, vous dis-je, et sans scrupules. Ne sais-je pas