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temporains et des parents dans tous les hôtes d’un même cimetière. On aurait pu demander — à l’analyse chimique si les gangues empâtant ces restes dissemblables, tout uniformes qu’elles parussent de grain et de substance, étaient bien de la même date et de la même origine, — et aux données élémentaires de la géologie, si dans l’imperceptible fissure séparant deux couches de formation identique, il n’y avait pas place cependant pour toute une série de siècles, pour tout un âge de la nature ?…

Mais ces questions ne furent pas soulevées et on conclut d’emblée qu’à l’époque où les crêtes du Velay et du Mézenc formaient les berges d’un grand lac d’eau douce fréquemment bouleversé par des tourmentes volcaniques, l’homme s’était promené dans ces parages en compagnie de l’éléphant primitif, du palœotherium géant et du cerf douteux[1]. Grand honneur, qui de nos ancêtres doit rejaillir sur nos descendants ! À ce titre, je regretterais toujours d’omettre dans cette nomenclature : le cheval d’Adam, equus Adamiticus, le tapir élégant, tapirus elegans, et le cochon auvergnat, sus arvernensis[2].

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XV


La ville du Puy-en-Velay. — Ses monuments. — Sa banlieue. — Ascension du Mézenc.

Pendant que j’errais sur le Mont-Denise, notre voiturin, forcé de rentrer à heure fixe chez son patron, m’avait devancé avec mon fils dans la ville du Puy. Je rejoignis Henri à l’hôtel des Ambassadeurs, où il n’avait pas perdu son temps ; après avoir retenu le meilleur appartement vacant, commandé le dîner, secoué la poussière de la route, envoyé un télégramme à Vienne (Isère), où des amis, des parents attendaient notre arrivée, il s’était dirigé vers le rocher de Saint-Michel dont l’aspect étrange l’avait profondément frappé à son entrée en ville. Chemin faisant, il avait salué, dans l’église Saint-Laurent, un tombeau gothique qui jadis renferma, dit-on, quelques parcelles de la cendre de du Guesclin, le bon connétable. Puis, arrivé au hameau d’Aiguilhe, au pied de l’obélisque de lave, il avait bravement gravi les 223 marches qui, à l’aide de paliers nombreux et fortement inclinés, conduisent au sommet de ce jet de flamme pétrifiée que le zèle monacal du dixième siècle a couronné d’une chapelle dont la flèche s’élance à un niveau dépassant de dix mètres celui qu’atteint au-dessus du sol de Paris la croix des Invalides et qui laisserait de plus de 25 mètres au-dessous d’elle la croix du Panthéon, bien que ces deux monuments aient l’un et l’autre une base plus large que celle du dyke.

Si la chapelle de Saint-Michel fut fondée réellement en 965, comme le veut la tradition, elle renferme cependant des parties qui se rapportent évidemment à la fin du dixième siècle. Le portail, contemporain de la nef, est un charmant spécimen de l’art byzantin et de son habileté à tirer parti des ressources qu’il avait sous la main ; car il y a ici une combinaison savamment étudiée de mosaïques, de moulures et de bas-reliefs d’un travail trop fin pour n’être pas les dépouilles de monuments plus anciens. Ce petit édifice religieux, qui fut pendant bien des siècles un but de pèlerinage, mais où on ne dit plus la messe qu’une fois l’an, à la fête de l’archange, est bordé d’une sorte de balcon taillé dans le roc vif, et très-prudemment revêtu d’un garde-fou à hauteur d’appui. Le guide qui accompagnait mon fils lui affirma qu’avant la Révolution (la grande) on distinguait encore sur cette corniche l’empreinte de deux pieds de femme. C’était la trace qu’avait imprimée dans le roc une jeune fille du Puy, laquelle, se trouvant en butte aux médisances de ses voisins, s’élança de cet endroit dans la plaine pour prouver, avec la protection du bienheureux saint Michel, la fausseté des méchants bruits dont elle était victime. Elle arriva en bas sans le moindre mal. Un saut de trois cents pieds, fait impunément ! quelle plus grande preuve de sagesse ? Tout chacun se tint convaincu et satisfait du miracle, hors celle qui en était favorisée. Affolée d’orgueil par le diable qui garde une vieille rancune à saint Michel, la jeune fille voulut recommencer deux fois l’épreuve. À la troisième, l’archange, voyant son antique adversaire se mêler de l’affaire, détourna ses yeux de sa protégée et elle se tua.

Quiconque douterait de l’authenticité de cette histoire sera tenu de lire les mémoires de la Société archéologique du midi, où elle est relatée tout au long (tome I, page 239), ainsi que la relation manuscrite d’un pieux Italien du nom de Médicis qui, voyageant dans le Velay, il y a quelque trois cents ans, a parlé de la chose à peu près en ces termes : « Un homme de bien du lieu d’Aiguilhe me rapporta que plusieurs pèlerins, connaissant l’histoire de la Piocella et la croyant être vraie, alloient au jardin où elle étoit tombée pour regarder en haut, puis montoient en haut pour regarder en bas. Si y furent tant de gens pour voir ce jardin, que plusieurs en emportèrent par singularité beaucoup de terre, de manière à faire craindre au maître de l’endroit que sa propriété ne s’appauvrît ; j’ose à peine ajouter qu’il fit mettre un bassin en ce lieu pour récolter les pécennes des bons pèlerins. »

Pendant le récit de mon fils touchant le roc étonnant de Saint-Michel-en-Velay, qu’à l’invitation de l’auteur anonyme d’un vieux traité intitulé de Mundi mirabilibus, il ne me semblait pas éloigné de regarder comme la dixième merveille du monde, je me souvins à temps que je m’étais promis de voir coucher le soleil du haut du rocher Corneille. J’avais encore une heure devant moi : c’était assez. Laissant donc Henri prendre, sur la place du Breuil, en face de la belle fontaine Croizatier, un repos dont il avait grand besoin, je me lançai vers le but marqué, à travers les rues escarpées de la vieille ville, qui montent en échelles, ou tournent en spirales autour de la haute cathédrale.

  1. Elephas primigenus, — palœotherium magnum, — cervus ambiguus.
  2. Congrès scientifique de France. Rapports et bulletins, v. I, p. 282 et passim.