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la pensée du réformateur indou, il faut convenir que le nirwâna bouddhiste dépasse, en horreur tragique, tout ce que les anciens ont imaginé sur le mystère de la destinée humaine. Cette conception est à la fois le dernier mot du désespoir et la plus haute exaltation de la volonté. En se proposant d’abolir la douleur par la suppression de l’existence, le bouddha se place évidemment sur le terrain de l’athéisme, car il ne peut songer à atteindre son but qu’en faisant abstraction de l’idée d’un Être suprême. En même temps qu’il accueille la mort comme l’ange de la délivrance, il lui jette un souverain défi et se met à jamais à l’abri de son pouvoir, en détruisant dans leurs derniers germes les éléments d’une renaissance. Enfin, il trouve dans cette victoire négative, dans son anéantissement final, le moyen de se rendre supérieur aux dieux mêmes, puisque ceux-ci demeurent soumis à la loi de la transmigration.

Le premier effet des prédications bouddhistes parmi les Japonais dut être de défrayer largement la curiosité de ces insulaires, questionneurs et musards autant que les Indous sont taciturnes et contemplatifs.

Quel vaste champ à explorer pour des esprits qui en étaient encore à leur premier voyage de découverte dans les régions de la métaphysique !

Comme ils n’éprouvaientd’ailleurs aucune impatience de se plonger dans le nirwâna, ils se préoccupèrent surtout de ce qui pouvait se passer entre la mort et l’extinction finale. Bientôt, les bonzes aidant, il y eut en circulation, dans les villes et les campagnes, un certain nombre d’idées convenues sur l’âme, la mort et la vie à venir, sans préjudice, bien entendu, de ce que l’on avait appris de ses pères touchant les anciens dieux et les vénérables Kamis nationaux.

Le grand juge des enfers. — Fac-simile d’un tableau japonais.

L’âme de l’homme, disait-on, c’est comme une vapeur flottante, allongée, indissoluble, ayant la forme d’un têtard et un mince filet de sang, qui va du sommet de la tête à l’extrémité de la queue. Si l’on y prenait garde, on la verrait s’échapper des maisons mortuaires, à l’instant où le moribond rend le dernier soupir. En tout cas, il est facile de distinguer le craquement des châssis sur son passage.

Où va-t-elle ? On n’en sait rien ; mais elle ne manque pas d’être recueillie par les esprits servants du grand juge des enfers. Ils l’amènent devant son tribunal, et le juge la fait agenouiller devant un miroir qui lui retrace impitoyablement tout le mal qu’elle a commis.

C’est un phénomène qui parfois se reproduit sur la terre : un comédien de Yédo, qui s’était rendu coupable d’un meurtre, ne pouvait se regarder dans son miroir sans y rencontrer la face livide de sa victime.

Les âmes chargées de crimes errent, suivant la gravité du cas, dans l’un ou l’autre des dix-huit cercles concentriques de l’enfer. Les âmes en voie de purification séjournent dans un purgatoire, dont on leur ouvre le couvercle quand elles peuvent, sans crainte de rechute, reprendre le cours progressif de leur pèlerinage