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tant ses jardins, dont la végétation fait penser aux tropiques : nous vîmes là des bananiers chargés de régimes mûrs, fruits qu’on réserve pour la reine, à ce que nous assura le jardinier ; des orangers et des grenadiers énormes, contemporains peut-être de Pierre le Cruel, sont plantés en espalier le long des murs : au milieu des bosquets de citronniers s’élèvent des kiosques bâtis sous Charles-Quint et revêtus d’azulejos aux couleurs variées.

N’oublions pas de mentionner une plaisanterie renouvelée des Arabes, qu’on ne manque jamais de faire aux visiteurs : les allées sont pavées en briques, formant divers dessins, et un grand nombre de ces briques sont percées de trous microscopiques communiquant avec une infinité de petits tuyaux de cuivre qui laissent passage à l’eau ; on tourne un robinet, et tout à coup des milliers de jets d’eau d’une ténuité extrême s’élèvent en l’air ; vous vous sentez inondé à droite, à gauche, devant vous, derrière vous, par une pluie fine qui s’élève du sol au lieu de tomber du ciel. Cette plaisanterie hydraulique, tout à fait inoffensive sous un climat brûlant, était très en vogue chez les Arabes et chez les Mores d’Espagne. Nous avions déjà vu, à Majorque, dans une ancienne alqueria ou maison de plaisance du temps des Arabes, des conduits disposés de la même manière et qui fonctionnaient encore parfaitement.

Après l’Alcazar, la Casa de Pilatos est une des principales curiosités de Séville : c’est un palais bâti vers le commencement du seizième siècle, aujourd’hui la propriété du duc de Medina-Celi, qui ne l’habite pas. Aucune habitation particulière de Séville n’égale en richesse et en élégance ce palais, où le style moresque est combiné d’une manière très-heureuse avec celui qui marque la transition du gothique à la renaissance. Le patio, ou cour intérieure, est d’une richesse extraordinaire : la galerie couverte, dont les arceaux sont supportés par des colonnes de marbre blanc, est revêtue d’azulejos d’une beauté et d’une conservation parfaites, représentant des arabesques et des armoiries : quelques-uns sont ornés de reflets métalliques d’un éclat extraordinaire. Ces azulejos sont les plus beaux de ce genre que nous ayons jamais vus.

Nous n’en dirons pas autant des statues de l’époque romaine qui ornent le patio ; comme la plupart des marbres antiques trouvés en Espagne, elles sont d’une exécution assez médiocre. Quelques-uns des salons sont décorés dans le goût moresque le plus pur ; il est probable que don Fadrique Henriquez de Rivera, qui fit construire le palais, employa des ouvriers mores transfuges de Grenade, récemment conquise par les Espagnols.

La Casa de Pilatos, ou Maison de Pilate, est appelée ainsi, parce qu’elle est bâtie, dit-on, sur le même plan que l’habitation de Ponce-Pilate à Jérusalem, ce qui ne nous paraît nullement établi : une croix noire qu’on voit dans le patio était autrefois le point de départ d’un Chemin de la croix dont les stations, réparties dans la ville, allaient aboutir à la Cruz del campo, non loin des Caños de Carmona.

En sortant de la Casa de Pilatos, nous nous dirigeâmes vers la Juderia, la Juiverie, l’ancien Ghetto de Séville, où les Juifs étaient confinés au moyen âge, avant leur expulsion ; il est peu de villes d’Espagne dont un quartier ne porte encore le nom de la Juderia ; il y avait aussi la Moreria, ou quartier des Mores, nom qui s’est également conservé dans beaucoup d’endroits. Nous visitâmes dans la Juderia une maison d’apparence très-modeste. C’était celle de Bartolome Esteban Murillo, le grand peintre de Séville ; cette maison, dont nous avons déjà parlé, a valu à la rue le nom de Calle de Murillo.

En regagnant la Calle de las Sierpes, nous traversâmes une petite rue, la Calle del Candilejo, qui fut le théâtre d’une aventure assez singulière dont Pierre le Cruel est le héros, et dont le souvenir légendaire s’est perpétué à Séville jusqu’à nos jours.

Le roi de Castille, qui pratiquait la polygamie à l’exemple des princes Mores, ses voisins, se plaisait aussi à prendre comme eux des déguisements pour aller à la belle étoile courir les aventures dans les rues de sa capitale. Or il arriva qu’une nuit, se promenant seul et déguisé dans la rue du Candilejo, il rencontra un inconnu avec lequel il se prit de querelle et qu’il tua d’un coup de sa dague. Il croyait que le combat n’avait pas eu de témoins, mais une vieille femme que le bruit avait attirée à sa fenêtre avait tout vu : le lendemain, la vieille alla trouver les alguaciles, auxquels elle conta l’aventure en leur donnant le signalement du meurtrier, que du reste elle ne connaissait pas : « Il était cagneux, ajouta-t-elle, et faisait entendre en marchant un léger craquement des genoux. » Chacun, à Séville, savait que ce défaut de conformation était particulier au roi de Castille ; aussi les alguazils furent-ils d’abord assez embarrassés de cette découverte : cependant ils se décidèrent à faire leur rapport à Pierre le Cruel. Celui-ci, dit-on, n’hésita pas à déclarer qu’il était le coupable, et fit donner une somme d’argent à la vieille femme qui l’avait dénoncé. On ajoute qu’il poussa le scrupule jusqu’à vouloir que le meurtrier fût puni suivant la loi : or, la loi ordonnait que le meurtrier fût décapité, et qu’on exposât sa tête sur le lieu même ou le crime avait été commis. Le roi se condamna donc lui-même à être décapité en effigie ; après quoi il fit placer son buste dans une petite niche qu’on pratiqua dans la maison de la vieille femme.

On a beaucoup trop vanté ce trait du Justicier qui s’en tira vraiment à trop bon marché en parodiant ainsi la justice. Nous vîmes dans la Calle del Candilejo, non pas l’ancien buste, mais celui qui a été refait au dix-septième siècle, et qui représente le roi couronné et tenant son sceptre dans la main droite. On l’appelle communément, à Séville, la Cabeza del rey don Pedro, la tête du roi Pierre. Il y a quelques années, on a garni la niche d’un grillage pour arrêter les pierres que les gamins de Séville s’amusaient à lancer sur l’image du roi de Castille.

L’université de Séville était autrefois presque aussi célèbre que celles d’Alcala et de Salamanque : elle occupe aujourd’hui l’emplacement d’un ancien couvent. Quand nous entrâmes dans la chapelle de la Univer--