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forfanteries et leurs exagérations en font ordinairement les frais : le sainete intitulé Paco Mandria y Sacabuches, que nous vîmes jouer quelque temps après, nous parut un vrai modèle du genre. Ces deux noms propres de fantaisie empruntés au dialecte andalous, peignent à merveille des fanfarons toujours prêts à se pourfendre. Paco Mandria, comme il nous le dit lui-même, est un composé de courage et de tendresse.

Yo he nacío pa queré,
Y á luego pa peleá !

« Je suis né pour aimer et ensuite pour combattre ! »

Naturellement Sacabuches est son rival ; ils font assaut de forfanterie et de mensonges : c’est à qui parviendra à effrayer l’autre :

« Soy un mozo mú cruo ! Je suis un gars très-cru ! » s’écrie le premier : en Andalousie on appelle un gars cru celui qui est plein de courage et d’énergie ; et un gars cuit, — mozo cocido, un poltron, une poule mouillée.

« Tais-toi ! rien qu’en éternuant j’envoie vingt hommes à l’hôpital !

— Rebut des gitanos, va-t’en d’ici, ou d’un soufflet je t’enlève toutes les dents !

Mozo cocido ! Quand je me mets en colère, Dieu lui-même commence à trembler, et en la poussant du bout du doigt, je renverserais une cathédrale.

Mentiroso fanfarron, si je dédouble ma tajá (c’est un des noms que les Andalous donnent au couteau), je vais te peindre plus de puñalas sur la figure que ta grand-mère n’a de cheveux blancs !

— Chiquiyo ! (gamin) tu ne sais donc pas que l’Espagne et la France ont retenti du bruit de mes exploits ?

— Et moi, n’ai-je pas abattu trente-deux carabineros d’un seul coup de mon trabuco (tromblon).

Calla, necio ! (tais-toi, imbécile), tu vas voir si je suis un tigre, un lion et un serpent !

— Face d’hérétique ! Récite ton chapelet, car je vais t’arracher le cœur ! »

Après s’être quelque temps apostrophés de la sorte, les deux rivaux finissent par tirer leur navaja avec accompagnement de gestes terribles, et au lieu de fondre l’un sur l’autre, ils sortent tranquillement, l’un prenant la gauche, et l’autre la droite.

Dans un autre sainete, dont les fanfaronnades andalouses faisaient également les frais, un majo, la navaja dans la main droite et la veste roulée autour du bras gauche, s’amusait à provoquer les passants à la sortie d’une course de taureaux :

« Aqui hay un mozo para otro mozo ! — Voici un gars qui en attend un autre ! »

Un grand gaillard s’avance ; vous croyez peut-être qu’il accepte le défi ; pas si bête : il s’approche du provocateur et prend son bras en s’écriant :

« Aqui hay dos mozos, etc. — Voici deux gars qui en attendent deux autres. »

Arrive un troisième majo qui répète la phrase, puis un quatrième ; et ainsi de suite sans que, bien entendu, les redoutables majos qui finissent par former une bande assez nombreuse, parviennent à trouver des adversaires.

Les Andalous, du reste, conviennent de leurs petits défauts avec beaucoup de bonhomie, témoin cette decima ou dizain populaire :

Al Andaluz retador
Y escesivo en ponderar,
No se le puede negar
Que es gente de buen humor :
Viven sin pena y dolor,
Galantean á sus madres,
Jamás le faltan azares,
Y en sus desafios todos
Se dicen dos mil apodos,
Y luego quedan compadres.

« Bien que les Andalous soient querelleurs et excessifs dans leurs exagérations, on ne peut leur refuser d’être des gens de bonne humeur ; ils vivent sans chagrin, sans souci, et ils courtiseraient jusqu’à leur grand’mère ; les aventures ne leur font jamais défaut, et dans leurs fréquents défis ils se disent mille injures, mais finissent toujours par se quitter bons amis. »

Nous eûmes encore l’occasion de voir quelques sainetes ou les étrangers, les estranjis, comme les appellent par dérision les Espagnols, sont plus ou moins agréablement tournés en ridicule. L’Espagne n’est pas inhospitalière, assurément ; mais il y a parfois chez le peuple un vague sentiment de méfiance qui n’est peut-être que l’exagération d’une grande qualité : l’amour de l’indépendance.

Les estranjis dont il est le plus souvent question sont naturellement les Français ; les Anglais viennent ensuite. Les Espagnols nous donnent tantôt le surnom de Franchutes, tantôt celui de Gavachos : le premier s’explique de lui-même ; le second vient du mot Gave, appliqué d’abord aux habitants d’une partie des Pyrénées françaises, et plus tard par extension à tous les Français. Au dix-septième siècle nous rendions bien aux Espagnols les surnoms qu’ils nous donnaient : d’après Tallemant des Réaux, nous les appelions marranes, du mot espagnol marrano, qui s’applique au plus immonde des animaux.

Dans le sainete, intitulé Geroma la Castañera, le héros est un Français qui s’est épris d’une jeune marchande de châtaignes ; notre compatriote parle tout le long de la pièce le langage bon nègre, en employant l’infinitif, comme dans la langue sabir des mamamouchis de Molière. Geroma et son majo, qui a nom Manolo, malmènent à qui mieux mieux le Franchute, qui prononce maco au lieu de majo, navaca au lieu de navaja, carrambo au lieu de caramba, et ainsi de suite ; puis ils l’appellent canario (serin), perro (chien), etc., aux grands applaudissements du public. Toutes les langues étrangères sont un flin-flan, c’est-à-dire un jargon, pour quelques gens du peuple : quand Dieu permettra-t-il, disait l’un d’eux, que ces démons de gabachos parlent comme des chrétiens ? — Cuando querrá Dios que esos demonios de gabachos hablen como cristianos ?

Il arrive souvent que dans les sainetes de ce genre on