Page:Le Tour du monde - 14.djvu/364

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

glisse quelques couplets où l’amour-propre national. est flatté au détriment des étrangers, comme dans celui-ci, par exemple :

Cuentau en Paris que somos
Atrasados zascandiles,
Porque escasos de carriles
Miran er país aun ;
Mas en tiendan los muy perros
Que pá andar por esta tierra
Basta el fuego que se encierra
Eu el pecho é un Andalú !

« On raconte à Paris que nous sommes présomptueux, que nous sommes arriérés, parce que nous n’avons encore que peu de chemins de fer. Mais qu’ils comprennent donc, ces triples chiens, que pour cheminer sur cette terre, il suffit du feu que renferme la poitrine d’un Andalou ! »

Citons encore un autre couplet, qui a probablement la prétention de répondre au fameux mot d’Alexandre Dumas : « L’Afrique commence de l’autre côté des Pyrénées : »

Desde allende el Pirineo
Los estranjis muy ufanos
Nos apodan de Africanos
Porque vamos al toril ;
Y si alguna vez ocupan
El tendido de la plaza,
Con un palmo de bocaza
Van graznando : Oh ! qué plaisir !  !

« De l’autre côté des Pyrénées, les estranjis, gonflés d’orgueil, nous donnent le surnom d’Africains parce que nous allons aux Taureaux ; mais si par hasard ils vont s’asseoir sur les gradins du cirque, ils ouvrent une large bouche et se mettent à braire : Oh ! quel plaisir ! »

Les Espagnols paraissent très-fiers d’avoir le privilége exclusif des combats de taureaux : voici la réponse d’un Andalous à un Anglais qui à la prétention de les acclimater dans son pays :

Si un Inglés viste una tarde
De torero, y se va al bicho
Con mas valor que un gigante,
Con mas piernas que un perdiguero,
Y mas talento que Cúchares
En dicendo : « Yes, good morning ! »
O algun otro disparate,
O el toro se echa á reir…
O eu un Santi-Amen lo abre !

« Si un Anglais s’avise un beau soir de se déguiser en torero, et qu’il aille au-devant du taureau avec plus de courage qu’un géant, plus de légèreté qu’un chien de chasse et plus de talent que Cucharès, en disant : « Yes good morning ! » et quelque autre sottise ; ou bien le taureau se mettra à rire, ou bien, en moins de temps qu’il n’en faut pour dire amen, il l’ouvrira en deux ! »

Il faut dire que depuis quelque temps les étrangers sont moins malmenés sur le théâtre espagnol ; il s’est même produit dans la presse une réaction contre des tendances agressives inspirées par un faux sentiment de nationalité, et voici en quels termes un journaliste protesta, dans une feuille madrilène, contre un sainete dont nous venons de parler :

« Nous avons peu de chose à dire au sujet de Geroma la Castañera, ce sainete si connu ; seulement nous tenons à exprimer notre opinion sur quelques productions de ce genre, dont le sujet et l’intérêt se basent sur de sauvages diatribes contre les étrangers. Si ces pièces ont trouvé des théâtres où on ait bien voulu les représenter, ce n’était pas une raison pour que certaines personnes fissent montre, à cette occasion, de nationalité mal entendue ; car nous ne devons pas être flattés de voir chez nous les Espagnols représentés comme des Cafres, poursuivant à coups de navaja tous ceux qui ne parlent pas le Caló.

« Si nous donnons comme des tableaux de mœurs ces scènes répugnantes et tout à fait invraisemblables, quel droit aurons-nous de nous plaindre quand il plaira aux écrivains étrangers de nous maltraiter dans leurs jugements ou dans leurs descriptions ? »

Quittons le théâtre pour la rue ; nous y trouverons quelques types assez curieux, à commencer par les barateros, que nous avons déjà eu l’occasion d’étudier à Malaga.


Les Barateros de Séville ; la gente de mal vivir ; la chanson du Baratero sevillano. — La prison ; les carceleras, ou chansons de prisonniers. — Les barbiers de Séville, chirurgiens, accoucheurs et arracheurs de dents. — Une barberia. — Les barberillos, ou barbiers en plein air.

Les barateros de Séville sont, après ceux de Malaga, les plus dangereux de toute l’Andalousie, et ils exercent leur hideux métier de la même manière : dans un faubourg écarté comme celui de la Macarena, des gens sans aveu, des vagabonds, holgazanes, tunantes, sont groupés en cercle au pied d’un mur ou à l’ombre d’un arbre ; parmi eux on remarque un nègre, un esquilador ou tondeur de mules, des rateros, — ces pick-pokets de l’Andalousie, un présidiario (forçat) libéré. Quelquefois une ou deux femmes, à l’aspect peu séduisant, font partie de l’assemblée, et attendent quelques cuartos, leur part du gain. Tous ces gens-là sont assis en rond autour d’une mante crasseuse qui leur sert de tapis, et sur laquelle sont étalés des pièces de cuivre et un vieux jeu de cartes, où l’on distingue à peine les épées, les bâtons, les deniers et les coupes, qui remplacent les piques, les trèfles, les cœurs et les carreaux de nos cartes.

Ils jouent au cané, ce jeu si en vogue parmi les gens de mauvaise vie — la gente de mal vivir, le baratero[1] n’est pas loin : il va bientôt exiger son tribut.

Les joueurs se regardent et paraissent se consulter : après un moment de silence, un d’eux demande au baratero combien il lui faut.

« Dos beas (deux piécettes), répond celui-ci en argot.

Camará, c’est beaucoup !

— C’est trop ? je vais en exiger une de plus. »

Il faut bien qu’on s’exécute de bonne grâce ; le baratero empoche donc les deux piécettes, après quoi il ferme

  1. Voy. t. XII, p. 384.