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sa navaja, la remet dans sa ceinture, allume un puro, s’embosse de nouveau dans sa mante, et va se mettre en quête d’autres victimes à dépouiller.

Les exploits du baratero zeviyano, comme on dit en Andalousie pour sevillano, ont été célébrés dans une chanson populaire où le dialecte du pays est mélangé d’argot :

Zoy e Zeviya er mas terne ;
Gazto la plata rumboso,
Y ar ver mi cuerpo jermoso
Quién no muere… Puñalá !
Cojo con za ! la naaja…
Ar que résista lo mato,
Cuando yo cobro er barato
En el barrio y la ziudá.
    Naide aqui juega
    Sin dar calez !

Tengo una jembra… uy ! qué jembra !
Es la gloria de Zeviya ;
Puez onde va mi curriya,
Toa la grazia ahi eztá ;
Tiene un andar zalao,
Y un mirar tan atrevio…
Que ar mirarla er pecho mio
Se me pone á parpitá !
    Ella es la maja
    De ezte gaché !

« Je suis le plus vaillant de Séville, je dépense l’argent à pleines mains ; par mon poignard ! qui ne mourrait d’envie en voyant garçon comme moi ! Je manie la navaja avec grâce, et dans la ville aussi bien que dans les faubourgs, je tue celui qui me résiste quand j’exige le barato. Que personne ici ne joue sans donner d’argent.

« J’ai une femme… Oh ! quelle femme ! C’est la gloire de Séville ; la grâce accompagne partout ma curriya ; elle a une démarche si séduisante, et des yeux si hardis… Lorsque je la regarde, mon cœur commence à palpiter ; c’est la maja de ce Gaché ! »

Le Gaché, dans la Germania, ou argot de la gente de mal vivir, ainsi que dans le caló ou dialecte des Bohémiens espagnols, c’est celui qui n’est pas gitano : nous aurons l’occasion de revenir sur ces deux langages, très-riches en expressions curieuses et pittoresques, et qui possèdent leurs romances et leur littérature.

Malgré le rôle brillant que lui font jouer les chansons populaires, où ses exploits sont célébrés sur tous les tons, le baratero zeviyiano manque rarement de finir comme ceux de son espèce, c’est-à-dire par le bagne ou par la prison, la estaripé, comme ils disent dans leur langage.

Une recommandation pour l’Alcaide de la cárcel nous permit de visiter en détail la prison de Séville, et d’étudier à notre aise les physionomies des presos ; nous retrouvâmes là quelques types que nous avions déjà aperçus dans les faubourgs, notamment du côté des portes de Carmona et de la Carne ; la plupart de ces malheureux avaient pour tout costume une chemise qui laissait voir leur poitrine bronzée, et un pantalon retenu par une large ceinture de laine aux couleurs éclatantes ; un mauvais foulard de coton noué sur la nuque leur servait de coiffure.

Le chant est la principale distraction des carceleros : c’est en chantant les romances répétées depuis des siècles par le peuple qu’ils essayent d’adoucir de longues heures de captivité. Il y a même certaines chansons qu’on appelle carceleras, — les chansons de prisonniers, — et qui font partie de la musique populaire de l’Andalousie, comme les playeras, les cañas, les malagueñas et les rondeñas.

Les virtuoses qui obtiennent le plus de succès sont en général ceux qui arrivent aux notes les plus élevées : pendant que nous parcourions la carcel, un des prisonniers qui était, nous assura-t-on, le ténor le plus renommé de l’établissement, et qui voulait sans doute faire apprécier son talent de chanteur, se mit à entonner une des carceleras de son répertoire : il préluda par des modulations d’un rhythme assez difficile à saisir, en chantant à bouche fermée ; puis sa voix, sans cesser d’être un peu nasillarde, devint de plus en plus sonore, et arriva enfin aux notes les plus élevées ; il commença alors son chant d’une mélancolie profonde et d’une si grande originalité, que le motif resta fixé dans notre mémoire :

En la cárcel estoy preso,
Porque di una puñalá,
Que la jembra que tenia
Me la querian quitar :
    Carcelero,
  Venga uzté acá,
  Que á mi jembra
  Quiero jablar !
  Oiga uzté mozo,
  Venga uzté acá,
  Que la jembra
  Que yo tengo
Me la quieren maltratar.
  Venga venga
  Venga gente
  Para acá !

Si la viera yo con otro
Si la viera yo hablar,
Tirara de mi cuchillo,
Y le diera é puñalás !
    Carcelero,
  Venga uzté acá, etc.

« Dans la prison je suis captif, pour avoir donné un coup de poignard ; car la femme que j’aimais, on voulait me l’enlever ; prisonnier, approchez, je veux parler à ma femme ; écoutez, mozo, venez tous ici : la femme que j’aimais, on voulait me l’enlever !

« Si je la voyais avec un autre, si je la voyais lui parler, je tirerais mon poignard, et le percerais de coups ! Carcelero, etc. »

Nous eûmes encore plus d’une fois l’occasion d’entendre des carceleras ; le sujet de ces chansons est presque toujours le même, et toujours aussi la mélodie