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est empreinte du caractère de sauvagerie et de tristesse que donne à ces hommes indisciplinés la privation de la liberté.

Mais laissons de côté les hôtes des prisons et la gente de mal vivir, pour nous occuper d’un type beaucoup plus gai et tout à fait sévillan, le barbero.

Beaumarchais ne pouvait mieux placer qu’à Séville le sujet de son immortel Barbier ; l’original de son Figaro existait sans doute de son temps dans la capitale de l’Andalousie, et il est probable qu’aujourd’hui encore on l’y retrouverait sans trop chercher.

Les barberias ou boutiques à barbier sont très-nombreuses à Séville ; on les distingue facilement à leurs portes ordinairement peintes en vert-clair ou en bleu, et ornées de bandes jaunes ; un autre signe caractéristique, c’est une toute petite persienne verte, haute de un ou deux pieds au plus, invariablement fixée sur la devanture de la barberia. Il est bien entendu que tous ces accessoires n’excluent pas l’inévitable vacia, ou plat à barbe de fer-blanc ou de cuivre jaune, qui se balance au-dessus de la porte, et fait penser au fameux yelmo de Mambrino, à l’armet de Mambrin illustré par Cervantès. Une de ces têtes à perruque comme on n’en voit plus que dans nos petites villes de province, quelques flacons maculés par les mouches, et où rancissent les produits que les parfumeurs français fabriquent pour l’exportation ; voilà ce qui se voit ordinairement derrière les vitres d’une barberia : on peut encore y ajouter quelques bocaux contenant des sangsues d’Estramadure, sanguijuelas estremeñas, car le barbier espagnol a le monopole à peu près exclusif de ce commerce. Ceux qui préfèrent la saignée aux sangsues peuvent donc s’adresser au barbier, car il est également sangrador ; c’est sans doute parce qu’il pratique cette opération quasi-chirurgicale qu’il s’intitule quelquefois pompeusement sur son enseigne profesor aprobado de cirugia, professeur approuvé de chirurgie. Mais bien souvent ses talents ne se bornent pas là, car il est également comadron y sacamuelas, c’est-à-dire accoucheur et arracheur de dents.

Malgré cette universalité de talents, la boutique du barbero est meublée avec la plus grande simplicité : six ou huit chaises et un canapé de paille, une petite table de bois peint, en font tous les frais ; les murs sont garnis de quelques plats à barbe de faïence blanche à dessins bleus, venant de Valence ou de Triana, et de quelques lithographies coloriées représentant des scènes du Judio errante d’Eugène Sue ; ou même, comme nous eûmes un jour l’occasion de le constater, une suite de Corridas de toros dibujadas por Gustavo Doré, avec la légende en français et en espagnol. Il ne faut pas oublier une guitare accrochée au mur, car le barbier sévillan est presque toujours un guitarrero distingué ; seulement, au lieu du brillant costume de Figaro, il est tout simplement vêtu d’un pantalon, d’une veste et d’un gilet.

Comme dans tous les pays, les nouvelles se débitent dans les barberias : le barbier connaît tous les secrets, tous les cancans du quartier ; mais s’il a la langue déliée, on ne l’épargne guère : « Va-t’en, fou de barbier, dit une jeune fille dans la chanson populaire ; ma mère ne veut pas de toi, ni moi non plus. »

Anda vete, anda vete,
    Barbero loco ;
Que mi madre no quiere,
    Ni yo tampoco.

Un autre couplet conseille aux filles de ne jamais épouser un barbier, qui se couche sans souper et se lève sans argent :

No te euamores, mi niña,
De maestro de barbero
Que se acuestan sin cenar,
Y amauecen sin dinero.

Les barberos des faubourgs, qu’on appelle aussi des barberillos, — des diminutifs de barbiers, travaillent presque toujours en plein air, et sont beaucoup plus pittoresques, car ils n’ont pas encore abandonné le costume andalou. Comme les barbieri de Rome qui rasent dans les faubourgs, les contadini de la Comarca, ils ont la rue pour boutique, et pour toit le ciel bleu ; leur mobilier se compose d’une chaise de paille, sur laquelle viennent s’asseoir les aguadores et les mozos de cordel, qui composent le gros de la clientèle ; quant à l’outillage, il est des plus simples : une vacia de fer-blanc, un escalfador placé sur un fourneau de terre, et qu’on va remplir à la fontaine voisine, un morceau de jabon, deux ou trois rasoirs, et… quelques noix de différentes grosseurs.

On ne voit pas bien, au premier abord, à quoi peut servir cet accessoire ; rien de plus simple cependant : quand un gallego ou un asturiano vient livrer son menton au barbier, celui-ci introduit dans la bouche du patient une noix, au moyen de laquelle chacune des deux joues se gonfle alternativement, et une main agile fait glisser la mousse sur la partie saillante, qui se trouve bientôt en contact avec le tranchant de la navaja.

Qu’on ne croie pas que nous exagérions le moins du monde en décrivant ce procédé aussi ingénieux qu’original : c’est du pur réalisme, et les barytons qui remplissent aux Italiens le rôle de Figaro pourraient, avec succès, ajouter ce détail dans la scène où ils inondent de mousse les joues de Bartolo.

Ch. Davillier.

(La suite à la prochaine livraison.)