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Les ouvrières employées à la fabrication des cigares qui composent l’aristocratie de la fabrique de tabacs, sont plus connues dans l’établissement sous le nom de pureras, c’est-à-dire faiseuses de puros : c’est ainsi qu’on appelle communément les cigares proprement dits, cigarros puros ou cigares purs, pour les distinguer des cigarritos ou cigarros de papel, c’est-à-dire des cigarettes. Les cigares espagnols sont généralement de grande dimension ; on donne aux plus gros le nom de purones ; quelquefois l’intérieur, qu’on appelle la tripa, est composé de tabac de Virginie, tandis que l’enveloppe, la capa, consiste en une feuille de tabac de la Havane ; ils sont du reste fort médiocres, au dire de tous les amateurs étrangers, qui ne se procurent que très-difficilement en Espagne des cigares de la Havane passables. On fume énormément en Espagne, mais seulement le cigare et la cigarette ; l’usage de la pipe est à peu près inconnu, si ce n’est sur quelques endroits du littoral, notamment en Catalogne et aux îles Baléares. Bien que le tabac ne soit pas vendu très-cher dans les estancos ou débits, ou assure qu’il en entre une très-grande quantité en fraude dans la Péninsule, principalement du côté de Gibraltar, ce grand entrepôt des marchandises de contrebande.

Avant d’arriver à la position élevée de cigarrera, l’ouvrière, qui entre ordinairement à la manufacture à l’âge de treize ans, en qualité d’apprentie on aprendiza, doit passer par les différents degrés de la hiérarchie : on l’occupe d’abord à despalillar la hoja, opération qui consiste à enlever les principales côtes ou palillos des feuilles de tabac. On lui apprend plus tard à faire le cigare, à hacer el niño, — à faire le poupon — suivant leur expression pittoresque. Pendant plusieurs années elle ne gagne qu’une bien faible somme, et encore prélève-t-on sur son salaire une somme destinée à payer divers accessoires, tels que la espuerta, corbeille destinée à recevoir les feuilles de tabac, les ciseaux qui servent à couper la pointe du cigare, — á despuntar el cigarro, et le tarugo, instrument qui sert à arrondir les puros.

Il paraît que les cigarreras, malgré la modicité de leur salaire, sont attachées à leur état, témoin le refrain populaire qui les représente plaisamment comme portant sur leur soulier une banderole où se lit : Vive le tabac !

Tienen las cigarreras
En el zapato
Un letrero que dice
Viva el tabaco !

Les ateliers sont divisés en sections d’une centaine de femmes environ, et chaque section est présidée par une des maestras dont nous venons de parler : elles sont choisies parmi les meilleures ouvrières, et ne s’occupent que de la surveillance ; les capatazas ne sont que des ouvrières travaillant comme les autres, seulement elles sont chargées par les maestras, moyennant un supplément de solde, de surveiller un certain nombre de leurs camarades qui travaillent à la même table.

La fabrication des cigarettes, qui occupe un très-grand nombre des ouvrières de la manufacture, est moins lucrative que celle des cigares : une remarque assez curieuse que nous fîmes, c’est que les ateliers où se font les cigarros de papel sont presque exclusivement occupées par des Gitanas. Doré eut là une excellente occasion de faire une étude complète sur les divers types de ces brunes habitantes du faubourg de Triana, aux cheveux crépus et au teint cuivré, parmi lesquelles, il faut bien le dire, les beautés étaient extrêmement rares.

Les cigarreras apportent leur déjeuner et leur dîner à la manufacture, dont les ateliers se transforment deux fois par jour en immenses réfectoires ; il s’y répand alors de violents parfums d’ail, d’oignon cru et de poisson ; quelques sardines, des harengs saurs noirs comme de l’encre et une tranche de thon grillé forment ordinairement, avec de l’eau pour boisson, le complément de leur menu, tel que le décrit la chanson :

Dos sardinillas muy perras
De estas arenques, asadas
Como la tinta de negras,
Y mas una tajadilla
De tono, que es mas seca
Que el ojo del tio Benito,
Y mas dura que una piedra.

La Fábrica de tabacos occupe ordinairement quatre mille cinq cents personnes, dont quatre mille femmes environ ; outre les Gitanas et les pureras, un grand nombre sont employées à lier les cigares et les cigarettes et à en faire des paquets, besogne dont elles s’acquittent avec une agilité merveilleuse. Ces dernières, qu’on appelle les empapeladoras, travaillent dans les magasins, où les hommes sont employés en majorité. C’est dans ces magasins que des employés délivrent à chaque ouvrière une quantité de tabac qu’on pèse exactement, et qui est destinée au travail de la journée : c’est ce qu’on appelle la data ; les cigarreras l’emportent dans leurs espuertas, et doivent rendre une quantité de cigares ou de cigarettes proportionnée au poids qu’elles ont reçu. On nous assura que les mozos chargés de la distribution des datas ont parfois leurs préférées, leurs paniaguadas, comme elles disent, en faveur desquelles il est des accommodements avec la balance ; préférences qui naturellement excitent les murmures de celles qui sont moins bien partagées.

Rien n’est original comme l’aspect de ces immenses salles où s’agitent des centaines d’ouvrières, vêtues seulement d’une chemise et d’un jupon ; car tel est, dans toute sa simplicité, leur costume de travail : un grand nombre ignorent l’usage des bas, mais il en est très-peu dont les cheveux ne soient ornés d’un œillet, d’un dahlia ou de quelque autre fleur. Beaucoup de cigarreras, ô progrès de la civilisation ! portent aujourd’hui des crinolines ou des cages, polisones y miriñaques, comme on dit en Espagne ; ce dont il est facile de se convaincre car avant de se mettre au travail elles les accrochent aux piliers des salles, avec leurs