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châles, leurs mantillas de tira et les paniers qui contiennent leur repas.

Un spectacle vraiment curieux, auquel le hasard nous fit assister un jour, c’est la sortie des cigarreras : qu’on se figure un steeple-chase de trois ou quatre mille femmes impatientes de respirer l’air du dehors et de retrouver un moment de liberté. Elles n’ont pas plutôt quitté leurs tables qu’elles se précipitent vers les escaliers, dont elles descendent les marches avec une vitesse insensée, en se bousculant, en chantant et en riant comme des folles. Mais aussitôt que le premier flot est arrivé à la porteria, ce vacarme s’apaise tout d’un coup : il faut bien s’arrêter, car d’après la règle les ouvrières ne peuvent sortir de la manufacture sans avoir été visitées, — registradas par les maestras, dont l’œil vigilant est habile à deviner le tabac que les cigarreras pourraient emporter en contrebande. Il paraît qu’elles sont sujettes à caution, s’il faut ajouter foi à ce quatrain populaire :

Llevan las cigarreras
    En el rodete
Un cigarrito habano
    Para su Pepe.

« Les cigarreras emportent dans leur chignon un cigarrito de la Havane pour leur Pepe[1]. »

Une fois hors de la manufacture, les ouvrières se divisent en groupes nombreux, et prennent le chemin de leurs quartiers respectifs ; les Gitanas se dirigent vers le faubourg de Triana, et les autres prennent, pour la plupart, le chemin de la Macarena.

Cigarreras au travail (fábrica de tabacos de Séville). — Dessin de Gustave Doré.

Il nous reste maintenant à dire quelques mots des cigarreras dans la vie privée : il est assez souvent question d’elles dans les romances populaires, où la plupart du temps on ne les représente pas précisément comme des modèles de vertu, quoiqu’il y ait, bien entendu, d’honorables exceptions ; il est certain qu’elles ne fourniraient pas un très-grand nombre de rosières, si cette institution florissait à Séville. Il suffit, pour s’en convaincre, de lire la Relacion de las cigarreras, donde se déclaran sus dichos, hechos, costumbres y lo que pasa entre ellas, c’est-à-dire une relation, où se déclarent leurs dires, leurs faits et gestes, et ce qui se passe entre elles. L’auteur commence par raconter qu’il était locataire d’une maison où demeuraient deux pureras, « elles faisaient un tel vacarme, ajoute-t-il, que j’avais des douleurs de tête à en devenir fou ; aussi aimerais-je mieux maintenant coucher dans la rue que sous un toit qui abrite des cigarreras ! » Quelques-unes s’en vont tout droit chez elles comme d’honnêtes filles, les autres

  1. Pepe est le diminutif de Joseph.