Page:Le Tour du monde - 14.djvu/379

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il est aussi facile de les distinguer à leur parler qu’on reconnaît chez nous les Provençaux ou les Gascons : le ceceo, espèce de zézaiement qui consiste à prononcer l’s comme le c, et à siffler quelque peu en parlant, suffit pour trahir dès les premières paroles les enfants de l’Andalousie ; on peut dire que la lettre D n’existe pas pour eux, car ils ont soin de la retrancher de tous les mots où elle se trouve : c’est ainsi qu’ils prononcent caliá pour calidad (qualité), enfáao pour enfadado (fâché), elante e mi pour delante de mi (devant moi), etc. ; ils remplacent l’H par la prononciation gutturale du J, comme jembra pour hembra (femme), jierro pour hierro, et quelquefois par le G, comme lorsqu’ils prononcent güesos au lieu de huesos, ou güevos pour huevos. Très-souvent l’L est remplacée par l’R : ainsi parpitá pour palpitar, Gibrartá pour Gibraltar, la Girarda pour la Giralda. Au commencement des mots, le G prend ordinairement la place du B : guëno au lieu de bueno (bon). La plupart des voyelles sont supprimées à la fin des mots, de sorte que muger (femme) se prononce mugé ; Jerez, Jeré ; Cádiz, Caï ; licor, licó, et ainsi de suite. L’I prend quelquefois la place de l’E comme dans Seviya au lieu de Sevilla, et dans siguiriya au lieu de seguidilla, etc.

Les Andalous se plaisent à faire très-fréquemment des inversions dans l’ordre des lettres : c’est ainsi que la Virgen (la Vierge), devient la Vinge ; premitir se dit pour permitir (permettre), et probe pour pobre (pauvre). Quant aux abréviations, elles sont très-fréquentes : par exemple pá signifie para (pour), seña, señora, etc.

Nous ne voulons pas multiplier davantage ces exemples : nous ajouterons seulement que les Andalous ont l’habitude de parler avec une volubilité excessive, et qu’ils mangent, comme nous disons vulgairement, la moitié des mots : los Andaluces, disent les Espagnols, se comen la mitad de las palabras ; aussi les étrangers, même ceux qui connaissent parfaitement le castillan, ont-ils souvent beaucoup de peine à comprendre les Andalous, et les habitants des autres provinces d’Espagne ne les entendent pas toujours parfaitement. Quoi qu’il en soit, le langage des Andalous, vif, pétillant, coloré, plein d’images, est charmant dans la bouche d’une femme : c’est comme un reflet du beau soleil et du ciel toujours bleu de l’Andalousie.


La Feria de Sevilla ; les Gitanos chalanes. — Les botillerias et les ermitas. — La zambomba. — La noche buena. — La velada de San Juan. — La Alameda de Hércules ; les puestos de buñuelos et de flores ; les puestos de agua. — Le retour de la feria de Torrijos ; la calle de Castilla ; les Mujas habillées à la française. — Un Gitano ivre mort. — Les Romerias. — La Virgen del Rocio.

La grande fête de Séville, la fête par excellence, c’est la Feria, qui se tient en dehors des murs, entre le faubourg de San Bernardo et le chemin de fer qui se dirige vers Cadix ; on a, de cet emplacement, un splendide coup d’œil sur Séville : à gauche, s’élève la masse imposante de la Fábrica de tabacos ; en face, la cathédrale dessine sa silhouette gigantesque, dominée par la statue de bronze qui couronne la Giralda. La feria de Sevilla égale en importance les foires les plus considérables de la contrée, comme celles de Santi Ponce et de Mairena, et attire un grand nombre de personnes venues de toutes les parties de l’Andalousie.

Le commerce des chevaux et celui des bestiaux, sont ceux qui donnent le plus d’activité à la foire de Séville : C’est là que nous étudiâmes, dans toute sa pureté, le type du chalan ou maquignon gitano, dont la ruse et l’habileté sont proverbiales, et auprès duquel les maquignons, les plus retors du monde entier, sont l’innocence et la naïveté en personne. Les chalanerias, ou manœuvres employées par les chalanes, formeraient un nombreux recueil ; elles sont si bien appréciées en Espagne, que ce mot est devenu synonyme de friponnerie.

Rien n’est animé comme le coup d’œil de la foire de Séville : ici, c’est un Gitano qui ouvre la bouche d’un cheval qu’il va vendre, ou vante les formes d’un âne ou d’un mulet ; plus loin, c’est un majo qui étend sa mante en guise de tapis, devant une maja qui s’avance montée sur un cheval andalous, et coiffée du sombrero calañes ; un gamin qui fume sa cigarette, ou une Gitana qui dit la bonne aventure ; puis les bœufs, les moutons, les calesas bariolées de peintures. Les bestiaux sont parqués au milieu du vaste enclos de la foire, au moyen de barrières faites de filets en grosses cordes tout à fait semblables à ceux dont se servent, pour le même usage, les paysans de la campagne de Rome.

Des boutiques, au toit pointu, construites en planches et en toile, s’étendent en longues files d’un bout à l’autre du champ de la feria et sont garnies des marchandises les plus diverses ; les botillerias, où se vendent des liqueurs et des boissons glacées, sont en très-grand nombre ; nous remarquâmes que plusieurs de ces boutiques en plein air étaient tenues par des Gitanos ; du reste, afin que personne ne l’ignorât, de curieuses enseignes en pur caló, s’étalaient au-dessus de l’entrée. Nous en dirons autant des tabernas, également tenues par des Gitanos, qui les appellent ermitas, ermitages, dans leur langage imagé. Devant ces botillerias et ces ermitas, stationnaient pendant la soirée des gens que le manzanilla ou l’aguardiente (eau-de-vie blanche anisée) avaient mis en belle humeur ; des majos et des majas, ornement obligé de toutes les ferias andalouses, décochaient sur les passants les plaisanteries les plus amusantes ; les usias et les señores del futraque, comme ils appelaient les Messieurs et les personnes en habit, étaient surtout le but de leurs quolibets. Nous entendîmes, notamment, une maja interpeller un particulier au nez très-camard, un chato, comme disent les Espagnols, et lui chanter en riant ce quatrain, que nous nous empressâmes de consigner sur notre carnet :

Chato, no tienes narices
Porque Dios no te las dió,
A feria se va por todo,
Pero por uarices, no !

« Camard, si tu n’as pas de nez, c’est que Dieu ne t’en