Page:Le Tour du monde - 14.djvu/404

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

La Campanera, une grande brune svelte et élancée, fit son entrée avec une aisance et une désinvolture parfaites ; son assurance nous aurait presque fait penser à cette danseuse espagnole « armée de castagnettes et d’effronterie », dont parle Gramont dans ses Mémoires : il y avait bien douze ou quinze ans que nous avions vu danser la Campanera pour la première fois ; ce n’était donc pas une débutante, mais l’art remplaçait chez elle la jeunesse qui s’en allait. Il est peu d’étrangers qui, pendant leur séjour à Séville, n’aient eu l’occasion d’entrevoir la Campanera, soit au théâtre, soit dans une escuela de baile, ou bien encore en faisant l’ascension de la Giralda ; car la danseuse demeurait dans le clocher de la cathédrale avec le sonneur, son père, — el campanero, un brave homme qui se piquait de parler français, témoin sa phrase favorite : — « Je toque les campanes (yo toco las campanas) pour dire : Je sonne les cloches.

La Campanera prit position, seule au milieu d’un cercle, pour danser le Jaleo de Jerez, dont elle exécuta les premières mudanzas (figures) avec beaucoup de brio, accompagnée tant bien que mal par le pauvre ciego, qui oubliait parfois de jouer en mesure ; comme en outre, il jouait assez faux, quelques murmures se firent entendre, accompagnés des cris : « Fuera el violin ! venga la guitarra ! » Les Andalous ne voulaient plus de violon : ils demandaient la guitare à grands cris ; mais comment faire ? le guitarrero officiel, qu’on chercha partout, n’était pas encore arrivé. Cependant l’aveugle, découragé par son peu de succès, avait cessé de jouer, et la Campanera s’était arrêtée subitement.

Nous eûmes alors l’idée de demander au ciego son instrument pour un aficionado qui offrait de le remplacer un instant : il parut enchanté de se débarrasser de sa besogne, et nous donnâmes le violon à Doré, qui se mit à jouer le Jaleo avec une verve merveilleuse : on sait que notre grand artiste est tout simplement un violoniste de première force : Rossini, qui s’y connaît, lui en a délivré de sa propre main le brevet[1].

La Campanera, électrisée par l’archet de Doré, se surpassa elle-même, et acheva le jaleo de Jerez au bruit des applaudissements les plus enthousiastes, dont le violon improvisé avait naturellement sa bonne part. Cependant la bolera ne perdait pas la tête au milieu de ses triomphes : elle avisa un grand personnage aux longs favoris rouges qui nous parut être un Anglais, et après avoir dansé devant lui quelques pas qu’elle accompagna de ses plus gracieux sourires, elle lui jeta, en s’éloignant, un petit mouchoir brodé.

L’Anglais examina l’objet, et nous regarda d’un air étonné ; nous lui expliquâmes, le Jaleo terminé, que les danseuses andalouses, comme les bayadères de l’Inde, avaient l’habitude de jeter leur mouchoir à un des spectateurs qu’elles avaient remarqué, et que celui-ci, en échange d’une distinction aussi flatteuse, le leur rendait ordinairement avec un durillo noué dans un des coins. L’Anglais s’exécuta de très-bonne grâce, et la Campanera, après avoir retiré la petite pièce d’or, le remercia en dansant un nouveau pas à son intention.

Le guitarrero tant désiré arriva enfin, escorté de plusieurs cantadores : c’était un très-beau gars de Séville, qui portait fort crânement le costume andalous ; son nom était Enrique Prado, mais on l’appelait ordinairement el Peneiro, c’est-à-dire le faiseur de peignes, apodo ou surnom que lui avait valu son état, suivant un usage très-répandu en Andalousie. Le peinero avait une voix remarquable bien qu’il chantât un peu du nez, défaut commun à la plupart des Andalous ; après quelques arpéges d’un caractère très-original, il commença ces couplets ou coplas de baile si populaires en Andalousie :

Nace amor como planta
En el corazon ;
El cariño la riega,
La seca el rigor.
Y si se arraiga,
Se arranca al apartarle
Parte del alma.

Pensamiento que vuelas
Más que las aves,
Llévale ese suspiro
A quién tú sabes ;
Y dile á mi amor’Que tengo su retrato
En el corazon.

« L’amour naît dans le cœur comme une plante que l’affection arrose, et que dessèche la rigueur ; et s’il y prend racine, on arrache en l’enlevant une partie de l’âme.

« Pensée, toi qui voles plus vite que l’oiseau, porte ce souvenir à celle que tu sais, et dis à mon amour que j’ai son portrait dans mon cœur. »

Après ce couplet, les danses recommencèrent de plus belle, et les principales boleras voulurent se distinguer dans un solo ; les boleras de Jaleo, les mollares, les panederos et autres pas andalous furent dansés avec accompagnement de guitares et de castagnettes, car chacun des aficionados, en véritable Andalous, s’était muni de son instrument. On se sépara enfin, et rentrés chez nous, nous crûmes entendre toute la nuit pendant notre sommeil des jaleos, des boleros et toutes sortes d’airs andalous avec l’accompagnement obligé.


Un Baile de Candil dans le faubourg de Triana. — Le Polo. — Les Cañas. — Une Tonada. — Le Zarandeo et le Zorongo. — Les Cantadores andalous. — Le Tango americano. — Les Decimas. — La Rondeña. — Le Zapateado. — Le Vito Sevillano. — El Ole gaditano ; La Nena. — Encore le Bolero. — Le doyen Marti et le Fandango. — Les Panaderos.

Nous n’avions eu à l’Academia de Baile de la Calle de Tarifa qu’un premier aperçu de quelques danses anda-

  1. Nous copions textuellement la curieuse dédicace que le grand maëstro, dont les autographes sont comme on sait de la plus grande rareté, a écrite au bas de son portrait :

     « Souvenir de tendre amitié
    Offert à Gustave Doré

    « Qui joint à son génie de peintre-dessinateur le talent de violoniste distingué et de tenorino charmant, s’il vous plaît…

    « Passy, 29 août 1863.

    « G. Rossini. »