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ensuite les étrangers de diverses nations, Allemands, Anglais, Français et Russes, accompagnés de quelques dames que la curiosité avait poussées jusque-là ; puis un ciego ou aveugle conduit par un gamin d’une douzaine d’années, et portant un violon à la main : ce ciego composait à lui seul tout l’orchestre du baile.

Don Luis Botella, voyant que son salon commençait à se remplir, nous quitta pour aller donner un coup d’œil à la recette, qui s’opère dans les escuelas de baile sur des bases très-inégales, le prix variant, suivant la mine des personnes, de quatre à vingt réaux ; il s’occupa ensuite de recevoir les arrivants et de relever l’éclat de son éclairage, qui commençait à faiblir ; cet éclairage se composait de six ou huit quinquets, contemporains, sans aucun doute, de Quinquet lui-même, et qui occupaient sur la muraille les intervalles des tableaux que nous venions d’admirer : il était temps, car nous entendions déjà dans l’escalier, un bruit confus de voix de femmes, de rires, de castagnettes, mêlé à un froufrou de gaze et de soie. Bientôt entrèrent, avec ce mouvement de hanches et cette désinvolture particulière aux boleras andalouses, six danseuses chaussées de satin et vêtues du classique costume que chacun connaît : elles étaient escortées de quelques vieilles femmes coiffées de mantilles noires, portant des effets de rechange ; mais quelques instants plus tard, nous vîmes entrer un nouveau couple, qui apparemment, ne voulait pas se mêler aux autres : c’était une jeune bolera dont un tartan couvrait les épaules et la jupe empesée, accompagnée d’une grosse femme très-brune, dont la figure rouge et velue était surchargée de loupes et de végétations de toutes sortes : c’était la mère, sans doute : « Voilà, dîmes-nous à Doré, la plus belle duègne que tu auras de ta vie l’occasion de dessiner » ; et un instant après, la bolera et sa mère s’ajoutaient aux nombreux dessins de son album.

Dejad paso à las bailadoras ! (faites place aux danseuses), s’écria d’un ton d’autorité le maestro del baile.

Le corps de ballet, fendant majestueusement la foule, traversa le salon dans toute sa longueur, et fit halte à l’extrémité, où quelques poignées de main furent échangées avec des aficionados, familiarité réservée aux habitués. Cependant le directeur allait et venait avec une grande activité, pour faire placer son public, ayant bien soin de réserver les meilleures chaises à ceux des étrangers qui, ayant payé leur duro en entrant, lui paraissaient des personages de campanillas, — des personnages à grelots, — comme on dit en Andalousie, pour désigner les gros bonnets. Un certain nombre de Russes et d’Inglis-Manglis, — c’est ainsi que nous entendîmes appeler les Anglais, à qui leur aspect, particulièrement exotique, valait beaucoup d’égards de la part du directeur, prirent place au premier rang, impatients de voir les danses commencer ; quant aux Andalous, ils se tenaient debout pour la plupart, comme il convient à des gens qui n’ont payé que demi-place, ou n’ont pas payé du tout.

Pendant ce temps-là, le violon aveugle commençait à râcler sur un ton aigre, les premières notes de l’air des Boleras robadas ; deux des danseuses avaient déjà pris place l’une en face de l’autre, la pointe du pied droit en avant et les hanches portant sur la jambe gauche, crânement cambrées en arrière ; puis, pour assujettir sur leurs pouces les castagnettes d’ivoire, par un mouvement habituel aux boleras de profession, elles pressèrent avec leurs dents, l’anneau qui sert à retenir les deux cordons de soie. Le cliquetis saccadé des castagnettes se fit enfin entendre, et les deux danseuses bondirent souples et légères, aux applaudissements de toute l’assistance.

Alza, Morenita ! dit le maestro, en s’adressant à la plus jeune des deux danseuses, dont les cheveux noirs et le teint ambré justifiaient on ne peut mieux le surnom.

Jui, Jerezana ! Anda salero ! continua le groupe des aficionados, encourageant de la voix et des mains, la compagne de la Morenita, une brune et robuste jeune fille de Jerez de la Frontera.

Les deux bailarinas, électrisées par les battements de mains et les exclamations enthousiastes des assistants, redoublèrent d’entrain et d’agilité, et firent place, au bout de quelques minutes, à un nouveau couple, qui fut lui-même bientôt remplacé par deux nouvelles danseuses. La Morenita et la Jerezana rentrèrent ensuite dans la lice, chacune de leurs compagnes disparaissant également tour à tour pour reparaître au bout d’un instant. Ainsi finit le pas d’ouverture, appelé boleras robadas ou danseuses dérobées, parce que chacune se dérobe à son tour pour reprendre sa place un instant après.

Les spectateurs s’approchèrent des boleras pour les complimenter, et aussitôt les duègnes, vêtues de noir, arrivèrent portant des tartans qu’elles leur jetèrent sur les épaules ; car les pauvres danseuses étaient haletantes et n’en pouvaient mais. Elles se dirigèrent vers une petite pièce attenante au grand salon, et dans laquelle nous n’avions pas encore pénétré : nous les y suivîmes et nous aperçûmes une table chargée de sucreries et de rafraîchissements : c’était le buffet, tenu sans doute par un agent du maestro de baile. Nous offrîmes aux boleras des dulces, qu’elles acceptèrent sans façon : nous avons déjà dit combien les Andalouses étaient friandes de chatteries : le corps de ballet nous en donna une nouvelle preuve en faisant disparaître en un clin d’œil une quantité considérable de dulces de yema, espèce de bonbon au jaune d’œuf, de carne de membrillos (pâte de coings), sans préjudice des mantecadas, sorbetes et autres rafraîchissements, dont elles avaient grand besoin.

Les Russes et les Inglis-Manglis survinrent, et voulurent de leur côté offrir des dulces, qui furent acceptés sans plus de cérémonie que les nôtres, et cette orgie de confitures recommença de plus belle : il est probable, qu’elle n’aurait pas cessé de sitôt, si une grande rumeur n’eût annoncé l’arrivée du premier sujet.