Page:Le Tour du monde - 14.djvu/424

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Dix-sept ans s’étaient écoulés, lorsque des informations inattendues vinrent réveiller le souvenir de Leichhardt et jeter des doutes sur les récits de la catastrophe. Des initiales gravées sur un arbre, fort loin des lieux où l’on avait placé le théâtre du massacre, firent penser que Leichhardt était venu sur ce point. Cet indice était assurément bien léger ; il suffit néanmoins pour faire naître la pensée d’un voyage de recherches. Il n’y avait guère d’espoir sans doute, s’il pouvait y en avoir encore, de retrouver Leichhardt vivant ; mais quelques-uns de ceux qui l’accompagnaient pouvaient être restés parmi les indigènes au fond de ces contrées sauvages, et il y aurait peut-être encore quelque chance — triste et dernière satisfaction ! — de recueillir des informations certaines sur le sort de l’explorateur.

La question d’argent fit naître quelque hésitation dans les assemblées coloniales ; le docteur Muller, directeur du jardin botanique de Melbourne, a eu une idée qui a tout entraîné. Un appel a été fait aux dames australiennes ; Un comité de souscription se constitua sous leurs auspices, et bientôt l’argent afflua. Les assemblées votèrent à leur tour d’assez fortes sommes, non par entraînement chevaleresque, mais en considération du profit que ces sortes d’entreprises apportent toujours à la colonisation. La Société de géographie de Londres elle-même, dans des vues plus particulièrement scientifiques, a alloué à l’expédition une somme de cinq mille francs.

La direction en avait été confiée à M. Mac Intyre, un des pionniers les plus intelligents et les plus actifs du Queensland. L’expédition s’est mise en route au mois de juin dernier. Depuis lors, malheureusement, on en a eu de tristes nouvelles. Mac Intyre, saisi des fièvres, a succombé aux environs de la rivière Fraser (qui débouche au fond du golfe de Carpentarie). M. Slowman a pris le commandement de l’expédition. À la date du commencement d’août, on apprend que le Comité des fonds a décidé que l’expédition poursuivrait ses opérations jusqu’en 1868, mais que ses recherches ne sortiraient pas du bassin du golfe de Carpentarie. C’est dans ce rayon, en effet, que l’on peut espérer encore retrouver les traces de l’expédition perdue, et c’est là aussi que les investigations peuvent être pratiquement utiles à la colonie de Queensland.


XI

De l’Europe, nous n’avons rien à dire ; la géographie qu’on nous y a faite n’est pas, quant à présent du moins, de notre ressort. Et à ce propos, qu’on nous permette une citation ; c’est le discours, très-spirituel et très-applaudi, du président de la séance annuelle des cinq académies, M. Léonce de Lavergne, qui va nous la fournir. M. de Lavergne, mentionnant la récente décision de l’Académie des sciences qui a porté de trois à six le nombre des membres de la section de géographie et de navigation, faisait remarquer qu’en appelant à une des trois nouvelles places un ingénieur habile qui a fait faire un grand pas à l’armement des vaisseaux de guerre, « l’Académie avait reconnu, dans l’application des sciences aux arts militaires, une des premières nécessités de notre temps. » Sur quoi l’orateur rappelle le piquant passage où La Bruyère félicite l’espèce humaine du génie qu’elle déploie dans le perfectionnement indéfini des engins de destruction : « Vous avez, en animaux raisonnables, et pour vous distinguer de ceux qui ne se servent que de leurs dents et de leurs ongles, imaginé les lances, les piques, les dards, les sabres et les cimeterres, et, à mon gré, fort judicieusement ; car avec vos seules mains, que pouviez-vous vous faire les uns aux autres, que vous arracher les cheveux, vous égratigner au visage, ou tout au plus, vous arracher les yeux de la tête ? au lieu que vous voilà munis d’instruments commodes qui vous servent à vous faire réciproquement de larges plaies, d’où peut couler votre sang jusqu’à la dernière goutte, sans que vous puissiez craindre d’en réchapper. » Que dirait La Bruyère s’il voyait les canons rayés, les fusils à aiguilles, les vaisseaux cuirassés, les torpilles et tant d’autres inventions prodigieuses que nous admirons à si juste titre !

Ceci nous remet en mémoire en petit morceau d’éloquence qu’un jeune chef des îles Tonga, dans l’archipel des Amis, prononçait sur la tombe du roi son père, qui avait été un grand guerrier. « Mon âme est attristée, disait le candide héritier, en contemplant les ravages causés par les guerres continuelles du chef dont le corps repose dans ce tombeau.

« Nous avons fait de grandes choses, il est vrai ; mais quel est le résultat ? Le pays est dépeuplé, la terre envahie par la mauvaise herbe, et il n’y a personne pour la défricher. Si nous étions restés en paix, elle serait encore cultivée.

« La vie est-elle donc trop longue ? Lequel de vous peut dire : je désire la mort, je suis fatigué de la vie ?

« Je ne vous dirai pourtant pas de renoncer à vos armes. Si l’ennemi nous attaque, nous lui résisterons avec d’autant plus de bravoure que nous aurons à défendre de plus belles plantations.

« Appliquons-nous donc à la culture de la terre, car c’est en elle qu’est le salut du pays. Ne cherchons pas à accroître notre territoire ; nous ne consommerons jamais tout ce qu’il peut produire. »

Pour un barbare !…

Vivien de Saint-Martin.


FIN DU QUATORZIÈME VOLUME.