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s’arrêter à quelques transpositions de chiffres ou de lettres que la loupe peut découvrir çà et là, comme on en a trouvé même dans les tables de logarithmes, M. Harrisse a joint la représentation figurée, le fac-simile du titre de chaque ouvrage, ainsi que des indications finales qu’en bibliographie on appelle l’explicit. Ces recherches de ponctualité matérielle, quelle qu’en soit la valeur, ne sont — à mes yeux, du moins — que le moindre mérite du beau travail de M. Harrisse ; un intérêt d’un ordre plus élevé s’attache aux excellentes notices littéraires, aux annotations critiques, aux résumés biographiques dont son illustre compatriote William Prescott lui a donné l’exemple dans ses admirables ouvrages sur le Mexique et le Pérou. C’est ainsi qu’en feuilletant cette bibliothèque américaine on voit se dérouler jour par jour, durant un demi-siècle, l’histoire de la découverte du nouveau monde avec ses nombreuses péripéties, avec ses épisodes parfois odieux, souvent héroïques, avec la foule avide d’intrépides aventuriers qui se précipitent à la recherche des terres inconnues où il y avait des périls à braver, des Indiens à convertir et de l’or à rapporter. Les lettres de Colomb, de Vespuce, de Cortès, de Las Casas et de Pizarre nous rappellent les incidents de la recherche et les émotions, les transports, les ivresses de la conquête ; celles de Pierre Martyr d’Anghiera ramènent notre pensée vers les sentiments de curiosité, d’étonnement et d’attente dont ces nouvelles remplissaient l’Europe. C’est un drame unique dans l’histoire, et les pages vivantes de ce curieux catalogue en raniment pour nous toutes les phases.


X

Entre l’Amérique et l’Asie, il est une île immense, qui a mérité par ses dimensions d’être comptée parmi les continents : c’est l’Australie. Une expédition, non pas de découvertes, mais de recherches, y a depuis dix-huit mois vivement occupé l’attention ; il ne sera pas hors de propos d’en dire ici quelques mots. Dans les parties du globe dont l’accès est défendu ou par la rigueur extrême du climat, ou par la vaste étendue des déserts, comme la région polaire, le nord de l’Afrique ou l’intérieur de l’Australie, il n’est malheureusement pas rare que les hommes dévoués qui osent affronter les dangers de ces rudes explorations succombent au milieu de leur entreprise, sans que la catastrophe laisse après elle plus de trace qu’un vaisseau englouti au milieu de l’Océan. Lorsqu’un silence sinistre se fait ainsi autour d’un de ces voyageurs dont le départ a excité une grande attente scientifique, ses amis, son pays, l’Europe entière quelquefois s’inquiètent, et des expéditions de secours s’organisent pour sauver l’explorateur s’il en est temps encore, ou du moins rapporter des informations qui répondent à l’anxiété publique. C’est ainsi que, depuis trente ans, la recherche de Jules de Blosseville dans les parages du Groënland, du capitaine Franklin dans les glaces polaires, de Vogel dans le Soudan oriental, de Burke et Wills dans les solitudes de l’Australie, ont inscrit leurs pages mortuaires dans les fastes de l’exploration du globe. C’est encore une recherche de cette nature qui occupe en ce moment l’attention de l’Australie et celle du monde géographique en Angleterre, non pas seulement à cause de l’individualité du voyageur, mais parce qu’elle se rattache et la traversée du continent australien dans sa longueur de l’est à l’ouest, entreprise plus d’une fois tentée et que nul encore n’a pu accomplir.

Il y a vingt-quatre ans, — c’était en 1842, — un jeune Allemand quittait la Prusse sa patrie pour aller par le monde courir les aventures scientifiques. Son nom était Ludwig Leichhardt. Il avait pris ses degrés à l’université de Berlin, mais les recherches du naturaliste l’attiraient bien plus que l’exercice sédentaire de la profession de médecin. Il se rendit en Australie. Un naturaliste est toujours le bienvenu sur cette terre encore neuve, où les investigations de la science agrandissent du même coup le domaine du colon.

Leichhardt y fut bientôt remarqué ; deux années de courses et de riches collections recueillies dans le New South Wales avaient montré en lui l’ardent investigateur, promptement rompu aux fatigues de ce rude métier.

En 1844, les autorités coloniales lui conférèrent, quoique étranger, la conduite d’une expédition destinée à reconnaître par terre le pays compris entre Moreton Bay et Port Essington. La baie Moreton est située à peu près au milieu de la côte orientale, et Port Essington est le point le plus septentrional de la côte du Nord, à l’ouest de l’immense enfoncement qu’on appelle le golfe de Carpentarie. L’expédition, qui dura quinze mois, eut donc à couper obliquement tout le nord-est de l’Australie, sur une longueur à vol d’oiseau de dix-neuf cents milles anglais ou plus de trois mille kilomètres, à travers des pays pour la plupart inexplorés. La relation de ce fructueux voyage a été publiée à Londres en 1847.

Bientôt après, une expédition bien autrement longue et hasardeuse fut décidée, sur l’initiative de Leichhardt ; rien ne paraissait plus impossible après ce premier succès. Cette fois il ne s’agissait de rien moins que de traverser l’Australie tout entière dans sa plus grande longueur, de l’est à l’ouest. Nul voyageur jusqu’alors n’avait pu même approcher des parties centrales du continent australien, défendues par d’immenses étendues de déserts sans eau, où la vie organique s’éteint et disparaît.

Leichhardt et son expédition partirent de Brisbane, sur la baie Moreton, au commencement de 1848 ; on ne l’a jamais revu, ni aucun de ses compagnons. Ses dernières nouvelles, datées du mois d’avril, sont de la rivière Cogoon, à environ trois cents milles à l’ouest de Brisbane. Rien jusqu’à présent n’a éclairci le sombre mystère qui enveloppe la fin de l’expédition et le sort de son chef. Des rumeurs recueillies quelques années après parmi les tribus de l’ouest, donnèrent tout lieu de croire que l’expédition entière avait été massacrée par les indigènes.