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s’asseyait au seuil des temples dans le voisinage des bourgades, les enfants accouraient autour d’elle, étonnés de son doux sourire et de la flamme de ses regards. Elle leur enseignait des vers qui les rendaient attentifs aux magnificences de la création. Parfois quelque moine studieux, s’approchant avec respect, sollicitait l’autorisation de prendre copie de l’une des poésies que la pauvre vagabonde portait dans son panier.

De nos jours même on conserve religieusement au Japon la mémoire d’Onono-Komatch, la femme extraordinaire, la vierge inspirée, humble et sévère envers elle-même au sein de la fortune, douce, patiente et toujours fervente pour l’idéal jusqu’à son extrême vieillesse et dans la plus profonde adversité.

C’est la figure la plus populaire du Panthéon poétique de l’ancien empire des mikados.

Le grand siècle littéraire de cette période et en général de l’histoire du Japon s’ouvre par le règne de Tenziten-woo, le trente-neuvième mikado, qui vivait dans la seconde moitié du septième siècle de notre ère.

Ce prince prit à tâche d’ennoblir l’idiome national, et les services qu’il rendit à cet égard, par ses écrits aussi bien que par ses institutions d’éducation publique, le placent à la tête des cent poëtes de l’ancien idiome que l’on appelle la langue de Yamato, du nom de la province classique du Nippon.

Les productions littéraires les plus monumentales du règne de Tenziten-Woo sont : le Koziki, ou livre des antiquités ; le Foutoki, monographie de toutes les provinces du Japon ; le Nipponki, ou annales de l’empire ; un autre recueil de légendes nationales ; la première grande collection de lyriques ; le livre des usages du Daïri ; et une encyclopédie universelle, faite à l’imitation des chefs-d’œuvre d’érudition et d’imagination que déjà la Chine possédait en ce genre.

En feuilletant ces énormes recueils, naïvement illustrés de vignettes sur bois, l’on ne peut s’empêcher de faire de curieuses comparaisons entre le monde tel que nous le connaissons, et ce qu’il serait devenu si la création en eût été abandonnée aux mains des philosophes chinois.

Un Trissotin et un Vadius japonais. — Fac-simile d’un dessin japonais.

Que ceux-ci fassent de l’homme jaune aux yeux bridés le modèle par excellence des êtres intelligents, il n’y a rien en cela qui doive nous surprendre ; mais l’on est vraiment stupéfait du travail d’enfantement que ce type de perfection aurait coûté, à les en croire, au Créateur de l’univers. On voit des ébauches d’êtres humains n’ayant encore qu’une jambe et qu’un bras, ou une tête avec un seul œil, ou deux jambes de cheval, ou des jambes assez hautes pour permettre à l’individu de cueillir, sans échelle, les fruits des arbres les plus élevés, ou des bras assez longs pour pêcher à la main du sommet des falaises, ou des tailles et des cols à ressort pour faciliter les mouvements du corps et de la tête, ou plusieurs jambes et plusieurs bras, et même plusieurs têtes, et toutes sortes d’autres complications dont l’inopportunité se serait enfin démontrée à mesure que l’on aurait appris à utiliser les ressources de l’intelligence.

Les encyclopédistes chinois se plaisent à constater qu’il ne reste autour d’eux plus de traces de cette humiliante série d’essais informes et maladroits ; mais ils pensent qu’elle est loin d’avoir accompli sa dernière évolution dans le royaume des chiens, dans les îles du Sud et en Europe, ainsi que le prouve la grande quantité de singes, de nègres et de barbares aux cheveux roux, qui sont encore disséminés hors des limites du Céleste Empire, comme pour faire d’autant mieux ressortir l’exquise supériorité de la race qui l’habite.

De pareilles conclusions n’étaient pas précisément selon le goût des Japonais, mais ils trouvaient moyen de les interpréter dans le sens de leur orgueilleuse mythologie. Les nègres, par exemple, ne formaient à leurs yeux qu’une variété quelconque de démons terrestres. La première fois qu’ils en rencontrèrent, amenés l’on ne sait d’où par les tempêtes jusque sur une île voisine de Kiousiou, ils les jugèrent indignes d’être éclairés par le divin soleil, et les massacrèrent impitoyablement.

L’université de Kioto a été fondée, selon toute probabilité, à l’imitation des universités chinoises.

A. Humbert.

(La suite à la prochaine livraison.)