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tr’ouvrent peu à peu, en glissant de droite et de gauche dans leurs coulisses. Il gravit enfin les degrés, et alors se dévoile le spectacle qui tient en suspens l’attention de la multitude.

Un grand store d’écorce de bambou, peint en vert, suspendu au plafond de la salle, est abaissé jusqu’à deux ou trois pieds au-dessus du seuil. À travers cet étroit interstice, on distingue un lit de nattes et de tapis, sur lequel s’étalent les larges plis d’une ample robe blanche. C’est en cela que consiste toute l’apparition du mikado sur son trône.

Le store, tressé à claire-voie, lui permet de tout observer sans être vu. Aussi loin que s’étendent ses regards, il ne rencontre que des têtes prosternées devant son invisible majesté. Une seule se dresse encore au-dessus de l’escalier du temple, mais celle-là est couronnée de la haute toque d’or, royal insigne du chef temporel de l’empire. Et cependant, lui aussi, le puissant souverain dont le pouvoir ne connaît plus de résistance, lorsqu’il a franchi le dernier degré, il s’incline, s’affaisse lentement sur lui-même, tombe à genoux, étend les bras en avant vers le seuil de la salle du trône et courbe son front jusqu’à terre.

Dès ce moment, la cérémonie de l’entrevue est accomplie, le but de la solennité est atteint : le taïkoun s’est prosterné ostensiblement aux pieds du mikado.

Pure génuflexion politique ! dira-t-on, vaine et indigne simagrée, qui ne trompe pas même celui qui en est l’objet !

En effet, il pourrait fort bien arriver au Japon, comme ailleurs, que, tout en respectant la lettre d’une fiction légale vieillie, on enlevât peu à peu à celle-ci sa signification primitive. Alors l’esprit change, la forme reste ; longtemps encore on la conserve avec un soin superstitieux, puis, quand son heure a sonné, un souffle la réduit en poussière.

L’événement même que je viens de décrire est un indice remarquable du travail qui déjà s’est opéré au Japon parmi les intelligences généralement distinguées auxquelles est confié le gouvernement de cet empire.

Officier en tenue de cour. — Dessin de A. de Neuville d’après une aquarelle de M. Roussin.

Il y avait, dit-on, plus de deux siècles que les taïkouns dédaignaient de renouveler l’hommage, rendu par leurs prédécesseurs, au souverain théocratique du grand Nippon.

La dernière entrevue eut pour conséquence de constater deux faits, dont l’un était envisagé comme chose assez indifférente, et l’autre recevait des circonstances une portée considérable.

Le premier, c’est que le souverain temporel continuait d’être, par tradition, le fils soumis du grand pontife de la religion nationale ; et le second, que l’empereur théocratique reconnaissait formellement le représentant d’un pouvoir qui n’émanait pas du petit-fils du soleil. En apparence, les deux puissances faisaient un simple échange de politesses. En réalité, le souverain temporel n’aliénait aucune parcelle de son pouvoir ; tandis que le mikado abdiquait toute prétention au gouvernement séculier, et reconnaissait même implicitement, dans la personne du taïkoun, cette civilisation moderne contre laquelle il avait tant de fois fulminé ses anathèmes.

Les artistes indigènes, dont le pinceau a retracé les solennités de l’entrevue de Kioto, n’ont pas manqué d’en saisir la vraie signification.

Le retour du taïkoun dans sa capitale a fourni, par exemple, le sujet d’une planche dont l’interprétation ne saurait être douteuse, du moins quant aux traits fondamentaux de cette curieuse composition.

Le peintre reproduit avec complaisance l’aspect triomphal du steamer qui porte le chef de l’État. Le beau Lyeemoon, chauffé à toute vapeur, comme on le remarque à la fumée qui s’échappe de ses deux cheminées, fend majestueusement les vagues de la haute mer. Les hommes de l’équipage sont chacun à leur poste et manœuvrent avec une parfaite aisance. Les navires que l’on aperçoit dans le lointain n’inspirent aucune inquié-