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talus d’ocre et de glaise striés de teintes jaune de Naples et rouge-brun ; çà et là quelques touffes d’herbe ; des baraques édifiées sur une colline et formant deux groupes distincts ; entre ces groupes une grande cabane à toiture de ruche à miel surmontée d’une croix ; puis au fond la ligne des forêts, fermant le tout d’une haute et sombre barrière, tel fut le décor qui se produisit devant nous au moment où nous accostâmes.

L’heure et la lumière atténuaient un peu, il est vrai, la maussaderie du paysage. De jolis panaches de fumée montaient perpendiculairement au-dessus des cases, puis arrivés à une certaine hauteur, se courbaient avec grâce et fuyaient doucement vers le nord, tandis que les derniers rayons du soleil couchant prenant en écharpe une moitié de la colline, laissaient l’autre moitié plongée dans une teinte froide, mais transparente, de gris lilas.

Le village-mission d’Omaguas, fondé en 1697 par les Jésuites équatoriens, sous l’invocation de saint Joachim, s’élevait à cette époque sur la rive droite du Haut-Amazone, à une lieue en amont du site actuel. Une épidémie s’étant déclarée parmi les Indiens Omaguas qui le peuplaient, ceux-ci attribuant l’invasion du fléau à l’insalubrité du lieu où leur village était édifié, l’abandonnèrent en toute hâte. Une partie d’entre eux allèrent s’établir dans le voisinage de la petite rivière d’Ambiacu, à quarante lieues en aval de l’endroit où nous sommes. Les autres remontèrent le cours du fleuve, entrèrent dans la rivière Huallaga, se fixèrent dans les villages chrétiens des Cocamas et plus tard émigrèrent avec ceux-ci dans la plaine du Sacrement, où quelques individus de leur descendance habitent encore, comme on l’a vu, la Mission de Sarayacu.

Tandis que ces Omaguas s’établissaient dans la partie ouest du bassin de l’Amazone, ceux de leur nation qui s’étaient fixés près de la rivière Ambiacu, étaient décimés par une petite vérole des plus malignes. Le village fondé en cet endroit, était abandonné et on en édifiait un autre, celui où nous abordons aujourd’hui ; seulement comme la nation Omagua, fort amoindrie par les épidémies et les migrations, ne pouvait plus suffire à le peupler, on lui adjoignit des Indiens Cocamas, tout en conservant au nouveau village son ancien nom de Saint-Joachim d’Omaguas.

Le rapprochement des deux castes et leur croisement dénaturèrent bien vite le type primitif des Omaguas. Depuis environ quatre-vingts ans, il n’existe au Pérou aucun individu pur sang de cette nation. Nous insistons particulièrement sur ce fait anthropologique, afin que le voyageur, bien intentionné d’ailleurs, qui descendra le fleuve après nous et comme nous s’arrêtera à Omaguas, ne soit pas tenté de prendre pour de vrais Omaguas, les Métis qui peuplent le village actuel.

De leur fusion d’autrefois avec la race Cocama, les Omaguas ont laissé certain produit facile à reconnaître à la grosseur de la tête, à l’arrondissement singulier de la face d’où les angles et les méplats semblent bannis, à des traits mous et chiffonnés et à une expression bonnasse et souriante qui fait le fonds de leur physionomie.

Comme nous allons retrouver au Brésil sous le nom d’Umaüas, les Omaguas du Pérou et que nous aurons une occasion de revenir sur le passé de ces indigènes, nous bornons pour le moment à ces quelques lignes la notice historique qui les concerne.

Durant les deux jours que je passai à Omaguas, installé dans une grande cage à claire-voie, espèce de caravansérail où les trafiquants de passage trouvent une hospitalité gratuite, j’eus le temps d’inventorier pièce à pièce le mobilier des huttes de la localité et d’être saigné à blanc par les moustiques, pour qui ce morne village paraît être un séjour de prédilection. Le matin du troisième jour, exaspéré jusqu’à la rage par leurs piqûres incessantes, j’allai comme la vache Io fuyant le taon mythologique, me précipiter dans le fleuve. Un peu calmé par ce bain froid, je rentrai dans l’égaritea et fis mettre le cap au large. Au moment où la pointe d’une île allait me cacher pour toujours l’odieux village des Omaguas-Cocamas, je me rappelai qu’il était peuplé de cent quinze individus, logés dans vingt-neuf cahutes.

Chemin faisant j’eus constamment les yeux fixés sur la rive droite de l’Amazone, pour tâcher d’y découvrir un de ces Indiens Mayorunas dont le territoire occupe en longueur trente lieues sur l’Ucayali et soixante-quinze sur l’Amazone. Mais je n’aperçus que des plages plus ou moins nues, une végétation plus ou moins luxuriante, des îles et des îlots plus ou moins rapprochés. Vers le soir, comme nous ralliions la rive gauche, les tintements d’une cloche fêlée qui sonnait l’Angelus, nous annoncèrent la Mission d’Iquitos.

Ce village d’Iquitos est la paraphrase des bâtons flottants de La Fontaine. De loin, c’est un mur vertical tendu de courtines de verdure, enguirlandé de lianes et de sarmenteuses de la plus capricieuse espèce et où toute la gamme des verts, depuis le véronèse jusqu’au bronze fauve, éclate et resplendit. Quelques têtes de bananiers aux feuilles lacérées par la brise, trouent çà et là l’épaisseur des massifs et font flotter leurs lanières dans l’air comme des banderoles. Des arums au godet d’albâtre, des canacorus aux faisceaux de fleurs variées, des héliconias au pendule jaune de chrôme et rouge vif, des strelitzias aux spathes orangé et bleu, bordent d’un tapis bariolé le pied de la muraille, au sommet de laquelle, comme des plumes sur le cimier d’un casque, tremblent et s’agitent au moindre vent, les stypes fuselés de quelques palmiers Oreodoxas.

Un sentier abrupt taillé en escalier dans l’argile de la muraille et dont chaque marche est formée par un tronc d’arbre non équarri, conduit du bord de l’eau à une plate-forme élevée de soixante pieds. Sur cette esplanade est assis le village dont on n’aperçoit que la façade des premières maisons. Tel est le croquis d’Iquitos vu à distance.

Iquitos vu de près, est un ramassis de huttes dont les toits crevassés laissent échapper leur chaume par places, comme un vieux matelas sa bourre. Ces huttes au nombre de trente-deux, forment deux groupes séparés que les gens de l’endroit appellent Barios ou faubourgs. Quatre--