Page:Le Tour du monde - 15.djvu/102

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une ville. Le pilier de démarcation ou padrão, haut de quarante pieds, de figure quadrangulaire et couvert d’inscriptions, où les deux monarques de Portugal et d’Espagne se qualifiaient réciproquement de très-haut, très-glorieux, très-puissant et très-auguste, ce pilier que des commissaires portugais avaient fait placer en l’an de grâce 1781, sur la rive droite de l’Amazone, à dix-huit cents pas en aval de l’embouchure du Javari, a disparu également sans laisser de traces.

L’entrée du Javari dépassée, nous nous étions lancés résolument à travers les archipels de Calderon et Capiahy, où pendant trois heures nous naviguâmes sans parvenir à trouver une issue. Un étroit canal nous conduisit enfin en vue de la terre ferme que nous nous empressâmes de rallier.

Dans une échancrure profonde de la rive gauche du fleuve, s’élevait adossé à la forêt, sur le fond sombre de laquelle il se détachait en vigueur, un hameau composé de douze maisonnettes si blanches, si proprettes, si correotement alignées, si pittoresquement encloses de massifs de verdure et de sveltes palmiers, qu’en l’apercevant, je ne pus retenir une exclamation de surprise. Une rangée d’orangers en fleurs faisait à ce hameau-bijou une virginale ceinture.

Le nom de Jurupari-tapera — endroit où fut le diable — que porte cet endroit inconnu au Brésil lui-même, me parut jurer un peu avec sa fraîche et gracieuse physionomie. Je ne sais si le diable que les Tupinambas appelaient Jurupari, a jamais habité ce site, mais le mot Tapera qui appartient aussi à leur idiome, est fréquemment répété sur les rives de l’Amazone. Comme le Hic jacet des pierres tumulaires, il indique au passant les lieux où reposent des hommes, et où sont enfouis des villages autrefois florissants.


Achat d’œufs à Jurupari-Tapera.

Un premier hameau de ne nom exista longtemps sur la rive ouest de la baie. Il avait été fondé, comme nous l’avons dit ailleurs, par des Indiens Cocamas, que la flagellation dont les Jésuites usaient trop libéralement à leur égard, avaient poussés à déserter l’ancienne Mission péruvienne de Nauta. Avec le temps, ces Cocamas s’étaient éteints et leurs demeures s’étaient tristement effondrées. Le hameau actuel comptait douze années d’existence à l’heure ou nous le visitâmes ; des Cocamas et des métis d’Omaguas, l’avaient édifié à l’exemple de leurs aïeux, par amour pour leur peau et par haine du fouet que, pour la moindre faute, le desservant de Nauta, prédécesseur du curé que nous avions vu en passant, leur faisait administrer dans l’église, a l’issue de la messe, et le ventre appuyé à une balustrade en bois qui séparait la nef du sanctuaire. Ces braves gens qui nous contaient la chose, non sans grincer un peu des dents au souvenir des étrivières qu’ils avaient reçues tant de fois, aimaient mieux, nous dirent-ils ingénument, se priver des douceurs du catholicisme, que de voir les parties charnues de leur individu en contact incessant avec un nerf de lamantin.

Bien qu’ils vécussent à l’état de nature, sans pasteur ni gobernador, laissant couler sans les compter les jours que leur dispensait Tupana, le dieu de leurs ancêtres, ils me parurent parfaitement heureux. Leurs demeures, que je visitai, regorgeaient de bananes, de baies de palmier, de fruits sylvestres, de racines de manioc et de poisson salé.

On me servit un déjeuner copieux, auquel prirent part mes rameurs et, dont ils colligèrent soigneusement les restes, en prévision de la faim à venir. Au moment de me séparer de mes hôtes, j’entendis glousser quelques poules, et manifestai le désir d’acheter des œufs de ces volatiles ; en échange de trois aiguilles à repriser, une femme m’en apporta quatorze. Pendant que je constatais leur degré de fraîcheur en regardant le soleil au travers, une seconde ménagère m’en présenta dix-