Page:Le Tour du monde - 15.djvu/106

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

type Umaüa, au contraire, qu’on retrouve chez quelques-uns d’entre eux, se dénonce à première vue par la rondeur sphérique du facies, le relief des orbites et cette expression naïve, bonasse, souriante, voire un peu bête, que nous avons déjà signalée chez tous les survivants de la grande famille Pano. Ajoutons que les Umaüas, malgré leur fusion apparente avec les castes précitées, ne contractèrent jamais d’alliances avec trois d’entre elles, les Yuris, les Ticunas, les Mayorunas, et ne mêlèrent leur sang qu’à celui des Cocamas, leurs alliés, et des Portugais, leurs dominateurs. C’est sans nul doute à cet orgueil de caste qu’une fraction minime des femmes de São Pablo doivent leur minois chiffonné, leur chevelure noire et soyeuse et leur gentillesse ; quelques hommes, leur masque rond, leur teint olivâtre et les favoris épais qui décorent leurs abat-joues. Le temps n’a pas affaibli, chez ces petits-fils des Umaüas, le dédain superbe de leurs aïeux pour toute alliance avec les tribus riveraines. Aujourd’hui encore, demandez au pauvre Tapuya[1] de São Pablo, pêcheur de tortues, s’il est d’origine Yuri, Ticuna ou Mayoruna, il vous répondra fièrement : Nao, señhor, son Cambeba — Non, monsieur, je suis Cambeba. — Et cette affectation, à vous répondre en portugais plutôt que dans la lengoa geral de l’Amazone sera une preuve certaine que vous avez fait vibrer maladroitement chez lui la corde sensible.

Pour en finir une bonne fois avec les Umaüas, disons qu’à la grande nation éteinte a succédé un petit peuple gai, avenant, hospitalier, qui vit au jour le jour, ne sait plus rien de son histoire et se préoccupe peu de son avenir. Tout en répudiant par degrés les us et coutumes qui auraient pu rappeler indiscrètement son passé barbare, et adoptant en souvenir des Portugais, le pantalon et la chemise, le haut peigne d’écaille, la fleur dans les cheveux et la jupe à volants, tout en joignant à ces divers emprunts l’usage du rhum ou cachassa et la guitare et la romance, il a gardé la langue de ses pères, les Umaüas du Popayan. Toutefois, il ne la parle qu’en secret et dans l’intimité. Son idiome courant est le Tupi. Sa langue officielle et diplomatique, un portugais baroque, mais intelligible. Avant que cette langue des anciens Umaüas ait disparu comme le reste, hâtons-nous d’en donner ici les quelques mots que nous avons pu recueillir :

IDIOME UMAÜA.
Dieu, Tipana. étoile, ceso.
diable, hibo. jour, ara.
ciel, huaca. nuit, épuesa.
soleil, veï. matin, huerani.
lune, yacé. avant-hier, amacoïsé.
hier, icuachi. coton, imaniou.
aujourd’hui, aypo. palme, emoa.
eau, yacu. fleur, potira.
feu, tata. cire, nenia.
pluie, amana. sanglier (pécari), hocto.
froid, seraï.
chaud, sacu. tigre, caycuchi.
terre, tuyuca. caïman, iacari.
pierre, itak. oiseau, huiraquêra.
sable, itini. papillon, panama.
rivière, parana. mouche, majiri.
forêt, tapuata. moustique, maribi.
arbre, ihuira. blanc, itini.
bois, bébé. noir, suni.
homme, apisara. rouge, puetani.
femme, huaynaou. vert, suequêra.
enfant, huhanhua. bleu, »
père, tapapa. voleur, munasu.
mère, tamama. voler, munastuema.
frère, teymoa. ouvrir, yayuechêma.
sœur, tacunia. courir, jenëuma.
vieux, tua. manger, yapaenëuma.
vieille, » moi, tah.
jeune, huarichi. toi, enêh.
mort, imanou. lui, rana.
maison, nina. eux, aupa.
pirogue, huaquera. es-tu venu ? yejinaï.
rame, yapucuyta. je suis venu, yejih.
corbeille, isacanga. es-tu bien ? curenaï.
ceinture, nou. je suis bien, cureh.
arc, benbeké. oui, aïsé.
sarbacane, menaï. non, ruaya.
lance, jaïré. un, uyêpé.
poison, huerari. deux, mocuyka.
manioc, ipirara. trois, mosaperika.
banane, panara. au delà de trois, par duplication.

Après ce résumé du passé historique des habitants de São Pablo et cet échantillon de leur ancien idiome, il nous reste à parler de leur ville dont nous n’avons rien dit encore. Peu de lignes suffiront à sa description. São Pablo compte une soixantaine de maisons assez bizarrement groupées. Quelques-unes ont des toits de tuiles ; mais la majeure partie est couverte en chaume. Une double rangée de ces maisons, hautes de dix à douze pieds, porte, en raison de sa symétrie, le nom de Rua dercitá — rue droite. — Cette rue droite commence sur la pelouse rase qui fait face à l’Amazone et où, de notre temps, paissaient des vaches maigres, et va s’achever dans les bois. Le pouvoir militaire est représenté à São Pablo par un commandant de place et son lieutenant ; l’autorité civile par un juge de paix. Ces fonctionnaires sont en relations d’affaires avec les bourgades d’Ega, de Coary et la Barra do Rio Negro et leur expédient les produits du Haut-Amazone. L’église, sans pasteur à l’époque où nous la vîmes, était fermée au culte et servait de salle de délibération aux bourgeois du lieu.

En quittant São Pablo, n’oublions pas de relater certain lavoir pavé en briques rouges, alimenté par une eau cristalline et situé à deux kilomètres de la ville, dans l’aire du sud-est. L’endroit mérite d’autant mieux qu’on en fasse mention, que bon nombre d’Umaüas à tête mitrée sont enterrés aux alentours, et qu’il suffirait de quelques fouilles intelligemment pratiquées pour exhumer les têtes phénoménales de ces indigènes et en doter nos collections crânologiques d’Europe[2].

Quant au lavoir qui maintes fois nous servit de bai-

  1. Ce mot dont nous nous servons comme tout le monde, n’était appliqué au commencement du dix-septième siècle qu’à la seule nation des Indiens Tapuyas ou Tapuyasus qui habitaient les alentours du Para et les canaux de droite du Bas-Amazone. Cette nation disparut une des premières au souffle de la conquête portugaise. De nos jours, le nom de Tapuya n’est plus, dans les villes et les villages de l’Amazone, qu’un terme générique par lequel on désigne tout individu de race indienne, soldat, rameur, pêcheur, homme du peuple, taillable et corvéable.
  2. Une de ces têtes, donnée par le commandant de São Pablo à un major d’Ega et à laquelle nous avons restitué mentalement la chair, les muscles et la vie, nous a servi de maquette pour la reproduction idéale de l’ancien type Umaüa que nous donnons page 103.