Page:Le Tour du monde - 15.djvu/202

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sont les morts-terrains du centre français, ont laissé tous les trois des traces nombreuses de leur passage au-dessus du bassin houiller de Saône-et-Loire. Les grès rouges appartenant aux deux premières époques, recouvrent presque complétement les grès et les schistes carbonifères, si bien qu’il y a probabilité, nous dirons même certitude, de rencontrer la houille au-dessous. Cependant aucun des sondages entrepris dans ce but n’a encore tout à fait réussi. Nous avons dit à quelle fatalité était dû l’insuccès de celui du Creusot. On a vu comment la recherche de l’inconnu, entreprise sur ce point avec une hardiesse et une persistance qui ne s’étaient jamais démenties, avait été soudainement arrêtée par un accident en apparence insignifiant, la rupture d’un outil au fond du trou de sonde ! C’est ainsi que les plus petites causes se mettent souvent en travers des entreprises de ce monde, qu’elles ruinent subitement.

Revenant du point de vue géologique au côté industriel de la question, nous voyons cette houille enfouie comme à dessein sous la roche, au temps ou le globe naissait, et devenue roche elle-même, vivifier, féconder plusieurs départements, comme nous le disions tout à l’heure. Cette transformation s’opère non-seulement par la création d’industries diverses, et d’une usine de premier ordre, que tous les pays étrangers nous envient, mais encore par tout le mouvement auquel donne lieu la houille, matière encombrante, de grand poids et de faible valeur. La houille veut avoir à son service non seulement les routes de terre, mais encore les routes perfectionnées, les canaux, les chemins de fer, même les fleuves et les rivières, ces chemins qui marchent, comme les appelaient Rabelais et Pascal. Il faut aller le plus loin possible, et avec le moins de frais. Voyez les pays houillers, les pays noirs, ce sont de véritables Indes, au dire des Anglais, et les Anglais sont bons juges en pareille matière. Ne visitez même ces pays qu’en France et dans le district que nous avons choisi. Le Creusot, une ville plus peuplée que la plupart de nos chefs-lieux de département, Épinac, Montchanin, Blanzy, le Montceau, tous ces centres de population sont nés avec l’exploitation de la houille. Le diamant brut et opaque a fondé toutes ces villes, et son glorieux frère, le diamant cristallisé et limpide du Brésil ou de l’Inde, qui joue aussi en ce monde un rôle civilisateur, n’a pas de plus belles pages à nous montrer dans son histoire.

Et que dirons-nous maintenant des houilleurs ? de cette armée vaillante, aguerrie, qui brave sans murmure tous les périls ? de cette armée qui succombe, sans se plaindre, dans une lutte où l’ennemi est d’autant plus terrible qu’il est caché, et porte ses coups dans l’ombre, à l’improviste ?

Cette armée, nous l’avons vue à l’œuvre, sur son champ de bataille. Nous les avons suivis dans leurs noirs souterrains, ces fils vaillants et dévoués de sainte Barbe, et si nous n’avons pas raconté tous leurs combats, toutes leurs misères, nous n’en avons pas moins appelé l’attention, à plusieurs reprises, sur le rôle glorieux et élevé qu’ils remplissent.

Ainsi, d’une part, les miracles que produit l’industrie ; de l’autre, la lutte incessante du travailleur contre les éléments, voilà ce que nous a offert ce voyage à travers le département de Saône-et-Loire. N’y a-t-il pas, dans ce genre de spectacle, une sorte de poésie ? Qui a dit que l’industrie desséchait le cœur, et n’avait rien que de prosaïque ? Comment tant de merveilles, qui s’accomplissent chaque jour sous nos yeux, n’ont-elles pas déjà ému davantage et l’écrivain et l’artiste ? Qui racontera, dans leur grandiose réalité, les travaux des mines et des usines ? Qui fera enfin l’épopée du travailleur ? Il n’est pas vrai que l’intérêt soit la seule cause qui a produit tout ce que nous avons vu. Nous savons même que le soldat de l’abîme est mû par un mobile encore plus élevé que le soldat des armées ; pour lui, pas d’honneurs, pas de croix, pas d’avancements, et une paye toujours modeste ; et cependant, invariablement fidèle à la discipline, il fait énergiquement son devoir. Unique soutien de sa famille, c’est pour gagner le pain quotidien qu’il expose à chaque instant sa vie. Mais son salaire le soutient à peine, et ce n’est pas par amour de l’argent qu’il brave de continuels dangers.

Les chefs n’ont pas toujours non plus le lucre seul pour objet. Cet ingénieur commande ses hommes, et se met à leur tête dans les moments de péril, comme un capitaine fait pour sa compagnie. Ce directeur, qui consacre ses journées et ses veilles à la conduite d’une immense entreprise, c’est le général qui combine et mène une opération, et de qui dépend tout le gain de la bataille. Souvent l’amour du pays guide autant cet homme, que vous appelez l’industriel, le manufacturier, que son intérêt propre, et il mérite bien de ses concitoyens en se consacrant tout entier à une grande affaire dont la réussite est utile à tous.

C’est sous de tels aspects que l’on aimerait à voir ceux qui tiennent aujourd’hui en maîtres la plume ou le pinceau, représenter le travail industriel. Il y a autre chose dans l’industrie que cette femme allégorique que les classiques font éternellement poser sur une pile de ballots de coton, revêtue de la toge romaine, et ayant à ses pieds des roues d’engrenage, des ancres, ou des compas et des niveaux. Il y a dans l’industrie l’évolution de la société moderne, les luttes et les aspirations de notre époque tout entière, époque de travail et de progrès ; il y a une porte toujours plus grande ouverte à l’égalité ; il y à la matière domptée, assouplie, les agents physiques mieux connus, qu’on réduira peut-être à un seul ; il y a la connaissance du grand tout qui se prépare, la science de l’avenir.

Tel est le côté par lequel il faut envisager le travail industriel et le rôle qu’il remplit à notre époque. Les arts utiles, comme on les a si bien nommés, sont non moins indispensables au bien-être et au développement des sociétés, que les beaux-arts ; ceux-ci ne doivent pas proscrire ceux-là, mais leur tendre fraternellement la main.