Page:Le Tour du monde - 15.djvu/214

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colonnes engagées, pilastres composites, fronton, rien n’y manque de tout ce que l’art de commande sait faire de froid et de triste ; heureusement, le paysage est si beau que pour le voir, on tourne d’ordinaire le dos à ladite façade ; elle ne prend d’importance que lorsque le pape, de la loggia, donne une des grandes bénédictions.

Au commencement de ce siècle, il y avait au Latran une cérémonie imposante ; Pie VII est le premier pape qui l’ait abolie, et il n’a fait que suivre en cela la loi qui rend les fêtes publiques de plus en plus réservées et tend à détruire, dans la civilisation moderne, ces grandes réjouissances uniquement créées pour l’ébahissement de la foule malheureuse. Après son élection, le pape nouveau allait à Saint-Jean de Latran prendre possession de la basilique ; il partait du Quirinal. Devant lui, marchaient plus de deux mille religieux, moines, ou membres de congrégations, en grands costumes ; puis venaient les cardinaux, archevêques, patriarches, évêques, supérieurs d’ordres, tous à cheval ; derrière, étaient les Suisses avec leurs armures de fête ; le pape, la tiare en tête s’avançait sur une mule blanche ; il était entouré d’oriflammes, de pages, et les gardes nobles fermaient la marche. D’anciennes gravures retracent cette procession aujourd’hui disparue, mais qui, avec le luxe ecclésiastique, devait être des plus curieuses.

Le cadre seul subsiste de ce tableau dont les personnages ont disparu, et quel décor ! En face, l’avenue large et gazonnée qui s’étend jusqu’à Sainte-Croix de Jérusalem ; à gauche, la villa Volkonski, traversée par les aqueducs ruinés de Claude et de Néron ; en avant, du même côté, le Triclinium avec ses mosaïques d’or ; près de Sainte-Croix, l’amphithéâtre Castrense se reliant d’un bout à la basilique Sainte-Croix, de l’autre à la longue suite des murailles romaines ; à droite, la porte Saint-Jean ; sur tout cela une couleur et une lumière merveilleuses ; et pour fermer le tableau, la campagne romaine ondulée, majestueuse, coupée par ses immenses aqueducs rouges et ruinés ; au delà, les montagnes parfois couvertes de neige. C’est un panorama unique et peut-être le plus beau paysage de l’Italie.

La procession que j’allais voir aujourd’hui est modeste. Le chapitre du Latran, en grand costume, sort de la basilique et se rend, presque en face, sur la gauche, à l’Escalier saint ; on découvre l’image de Jésus-Christ, grand christ byzantin célèbre à Rome et que l’on porte dans la ville lorsque des fléaux, peste, guerre, choléra, s’abattent sur les habitants. Ce portrait est enfermé, à la partie supérieure du bâtiment, dans une chapelle sombre, voilée, fermée de grilles épaisses et qu’on appelle le Saint des Saints ; ce nom lui vient de grandes caisses de reliques, déposées là près l’image du Christ et que Léon III y avait fait apporter.

L’Escalier saint (et par ces mots j’entends l’ensemble de la construction), est un bâtiment bas et long, dont les divisions architecturales accusent cinq arcades correspondant au dedans à cinq escaliers de vingt-huit marches chacun. Sur les cinq escaliers, deux à droite, deux à gauche, n’ont rien de particulier ; ils sont en marbre blanc, à rampes droites, et parallèles à celui du milieu qui, seul, est l’Escalier saint. Ses vingt-huit marches sont celles qui étaient dans le palais de Pilate à Jérusalem et que Jésus monta et descendit pendant sa Passion ; on ne peut les monter qu’à genoux, et le nombre des pénitents est si considérable, que sous Clément XII on a été obligé de recouvrir les marches avec une armature de chêne afin de les préserver ; depuis ce temps seulement, trois revêtements de chêne ont été déjà usés sous les genoux de ceux qui accomplissent cette pénitence, au reste assez incommode, et dans laquelle on garde difficilement son équilibre. À chaque marche ainsi gravie sont attachées des indulgences attribuables, selon l’intention, soit à celui qui monte, soit aux âmes du purgatoire ; à la porte, de pauvres femmes font, pour le compte d’autrui et moyennant dix centimes, l’ascension complète ; n’est-ce pas un peu la l’histoire de je ne sais plus quel fils de roi qui recevait ses corrections sur le dos d’un de ses petits camarades.

Après avoir assisté à la cérémonie, je me remis en route pour revenir vers Sainte-Marie Majeure et visiter, près l’église Saint-Antoine, le couvent des Camaldules, religieuses accessibles au public ces jours-ci.

Ce sont les religieuses de ce couvent qui préparent et décorent les palmes dont on se sert à la fête des Rameaux. L’anecdote suivante, bien connue, se lie à ce sujet des palmes. En 1586, Sixte V venait de donner l’ordre de faire dresser sur la place Saint-Pierre l’obélisque du cirque de Néron ; Fontana dirigeait l’opération devant le pape et sous les yeux de la foule à laquelle l’ordre avait été donné de ne pousser aucun cri, afin de ne pas gêner la communication des ordres nécessaires ; la peine de mort devait punir celui qui ferait entendre une exclamation. L’érection commença ; mais les cordes trop sèches se détendaient et menaçaient de se rompre ; un homme perdu dans la foule, cria de jeter de l’eau sur les cordages ; et cette eau raffermissant le chanvre permit de mener l’opération à bonne fin. Le pape voulut voir l’homme qui avait crié ; il s’appelait Bresca, et habitait San-Remo sur la rivière de Gênes ; loin de le punir, le pape lui proposa une récompense ; Bresca demanda pour lui et ses descendants le privilége de fournir à Rome les palmes de la fête des Rameaux ; il fonda sur la corniche les cultures de palmiers encore existantes et qui servent au même usage. Les bateaux apportent cette récolte verte et brillante ; et malheureusement, au lieu de laisser les palmes ainsi naturelles, on les fait sécher, on les frise, on les dore, on les peint ; on en fait quelque chose de peu gracieux bien souvent. On visitait aujourd’hui les palmes destinées à l’office de saint Pierre, et les curieux avaient le droit d’en acheter de semblables ; moyennant un prix modique, les religieuses se chargent de les faire remettre chez l’acquéreur, après les Rameaux, et toutes bénites pendant la cérémonie pontificale.

Rome, en ce moment, a deux graves inconvénients : —