Page:Le Tour du monde - 15.djvu/223

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

du temps ; quelques fidèles montent aussi ces degrés à genoux comme ceux de la Scala Santa. L’église d’Ara-Cœli a été bâtie, dit-on, sur l’emplacement et avec les matériaux du temple de Jupiter Capitolin ; dans ses murs de face et latéraux, on retrouverait encore les restes des constructions primitives ; la façade noire, nue, de cette église, perchée en haut du roc, fait une opposition remarquable avec les constructions et les rampes plus ornées du Capitole moderne.

Ce n’est que dans les grandes fêtes, et passé seulement une certaine heure, que les portes de la façade d’Ara-Cœli sont ouvertes ; il vaut donc mieux ne pas se risquer à monter les innombrables marches qui y conduisent, faire le tour du musée du Capitole, et pénétrer dans l’église par l’escalier latéral qui, débouchant près le cloître et le grand autel, commence en haut de la rampe du Forum.

Le Bambino est, en temps ordinaire, enfermé dans l’armoire d’une petite sacristie particulière à côté de la grande ; mais à Rome, les étrangers trouvent toute complaisance, et dès qu’on manifeste le désir de voir le Bambino, un religieux vient le montrer.

Le Bambino est une sculpture en bois, représentant un poupon au maillot ; on ne voit pas ses bras, supposés enserrés dans les langes ; la figure est gaie, souriante, colorée comme une pomme d’api : il aurait été fait et peint par saint Luc. Sculpté dans la racine d’un olivier du jardin des Oliviers, jeté à la mer, ballotté par les flots, amené à l’embouchure du Tibre, il fut reçu et conservé à Ara-Cœli ; il y a bien longtemps de cela. Il repose dans un coffret long d’environ soixante centimètres, et de chaque côté, dans l’armoire, sont deux vilaines figures de cire, de grandeur naturelle, représentant saint Jean et la Vierge, dont la fabrication prétentieuse jure avec le style naïf et non sans quelque charme de la statuette du Bambino.

La figure est donc seule visible ; un maillot en étoffe façonnée l’enveloppe et, sur ce maillot, sont attachés des diamants, des bijoux, des pierres précieuses, partie de la fortune de Bambino, qui, comme un potentat moderne, a sa liste civile. Elle a été bien diminuée depuis la révolution de 1849 ; auparavant, il avait ses écuries, ses voitures ; après la révolution, il eut pendant un certain temps les carrosses des sénateurs disparus : puis au retour du Saint-Père, l’équipage fut supprimé. L’on prétend qu’aux yeux des Romains, ce changement de fortune lui a fait du tort ; chez les nations méridionales, il faut du luxe extérieur pour en imposer à la foule ; aussi, Bambino, n’est plus comme jadis, l’idole préférée et chérie des Romains. Cependant, certaines personnes fidèles aux vieux principes en raffolent ; on cite entre autres le fait suivant.

Lorsqu’un malade désire voir Bambino, il le fait demander au couvent ; un religieux l’apporte, et selon la physionomie sérieuse ou gaie que Bambino montre en entrant, le malade se sait guéri ou perdu. Une dame romaine, qui avait été satisfaite de l’influence bienfaisante de Bambino, obtint de le conserver chez elle pendant quelques jours pour hâter sa guérison. Ce désir cachait un piége ; la malade, voulant toujours avoir son sauveur sous la main, avait le projet de ne pas le rendre. Elle fit en secret fabriquer un faux Bambino, mêmes traits, même coloris, et quand les religieux vinrent rechercher leur petit pensionnaire, ils emportèrent son remplaçant et le réintégrèrent dans la boîte ordinaire. Mais le soir, qui fut étonné ? Le couvent tout entier : car vers minuit, un violent tapage éclatait à la porte d’Ara-Cœli ; c’était le Bambino qui revenait seul et frappait afin de se faire ouvrir et de renvoyer l’usurpateur.

Lors des fêtes de Noël, on dresse dans le bas côté gauche d’Ara-Cœli, près la porte, un petit théâtre un peu plus grand que nos théâtres de marionnettes : le décor du fond représente ordinairement Bethléem, échelonnée et lumineuse sur une colline ; les plans intermédiaires sont remplis par des massifs d’arbres au travers desquels circulent des pasteurs, des troupeaux ; en avant est la grotte, la crèche, la Vierge et les mages qui offrent des présents. Ces derniers personnages sont de grandeur naturelle ; au milieu d’eux, Bambino est couché, couvert de tous ses bijoux. Au-dessus, dans une gloire, est Dieu avec les anges ; en dehors, à droite, est Auguste ; à gauche la Sibyle ; tous deux montrent le Christ au peuple qui regarde. La scène est naïve et prête à l’illusion.

J’avais quelques objets à voir au Latran, et je me suis d’autant plus aisément décidé à gagner ce quartier éloigné, qu’à Rome, lorsqu’on aime les beaux paysages, il est difficile de ne pas retourner voir le panorama que l’on a de la porte Saint-Jean et que je t’ai décrit déjà.

On trouve, pour une course, des voitures dans tous les quartiers de Rome ; aussi, du Capitole, je me fis rapidement conduire à Saint-Jean de Latran. Malgré l’exposition des têtes de saint Pierre et saint Paul, l’église était pour ainsi dire déserte ; les étrangers sont autour du Vatican, et les Romains, selon leur habitude, se dérangent peu. J’admirai à mon aise le vaste pavage en mosaïques que l’assistance d’hier au soir m’avait empêché d’apprécier. Un sacristain à l’affût, me guettait comme le chasseur fait du lièvre ; je me remis entre ses mains ; il me fit descendre dans la Confession où sont conservées quelques reliques secondaires ; ensuite je visitai le cloître, charmante construction gothique du treizième siècle ; par sa rareté à Rome, ce style fait plus de plaisir qu’il n’en ferait ailleurs. Ce cloître ressemble beaucoup à celui de Saint-Paul ; les colonnes sont tantôt droites, tantôt fouillées, tantôt en spirale, tantôt unies ; au milieu est un espace mal entretenu où croissent en liberté d’énormes massifs de rosiers du Bengale. Dans les galeries du cloître on voit quelques restes de sculptures, mais on remarque surtout une table de marbre blanc portée par quatre colonnettes légères ; suivant la tradition, la face inférieure de cette tablette indiquerait la taille de Jésus-Christ, et, depuis bien des siècles, tous les voyageurs,