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LA SEMAINE SAINTE À ROME,


PAR M. LUDOVIC CELLER[1].


1863. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.


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VENDREDI SAINT.


Office à la Sixtine. — Les crécelles. — Le sermon devant le pape. — Adoration de la croix. — Improperia. — Les voitures à Rome. — Stations au Colisée. — Le Gesù. — Empreinte des genoux de saint Pierre. — Ténèbres à Saint-Pierre. — Les Lamentations. — Manies des touristes. — Adoration des grandes reliques par le pape.
À Monsieur X…,

Ce matin, il y avait office à la Sixtine, office triste, tendant à la représentation de la douleur, comme toutes les cérémonies de cette journée, la plus sombre de la Semaine Sainte. Un usage assez singulier s’est répandu dans Rome. Toutes les boutiques de jouets vendent de petites crécelles ; les enfants romains quêtent quelques baïocchi pour en acheter et se promènent dans les rues en faisant tourner ce joujou peu mélodieux. C’est, dit-on, un souvenir des cérémonies religieuses du moyen âge. Après le jeudi saint, les cloches ne sonnant plus dans les églises et les convents, on se servait, pour appeler aux offices, de cliquettes en bois que l’on agitait ensemble ; la crécelle, plus commode à manœuvrer, était de même employée à cet usage ; je ne pense pas que l’on s’en serve encore dans les cloîtres, mais le vieil ustensile a passé chez le petit monde profane.

Il existe aussi à Rome, un souvenir quotidien de la manière dont on comptait les heures dans l’Église primitive ; il y avait jadis un chandelier à vingt-quatre branches dont on éteignait les lumières d’heure en heure à mesure que les vingt-quatre heures du jour s’écoulaient. Le chandelier à vingt-quatre branches n’existe plus ; mais Rome compte encore les heures de une à vingt—quatre, à partir de la sonnerie du soir de l’Ave Maria.

La chapelle Sixtine était dénudée ; plus d’or ni de broderies ; les costumes des cardinaux étaient violets ; une seule nappe était étendue sur l’autel et les cierges étaient éteints. Le pape entra précédé de la croix, fit ses oraisons et se plaça sur son trône. Ensuite, il y eut une lecture de la Passion, avec les célèbres chœurs de Vittoria d’Avila, composition énergique et très-curieuse comme disposition des voix et répartition des personnages ; puis vint, selon la coutume, un discours prononcé devant le Saint-Père par un mineur conventuel. Cet honneur de parler devant le pape a appartenu successivement à plusieurs ordres ; chacun d’eux cherchait à faire briller l’instruction de ses membres, et l’on cite un orateur, qui en 1481, prononça un discours en latin, en hébreu et en grec, et, durant deux heures, tint attentif tout l’auditoire ; il développa et expliqua en trois langues les mystères de la Passion.

Après le sermon, vint une des cérémonies les plus célèbres de la Semaine sainte : l’adoration de la croix.

Le cardinal célébrant découvre la croix qui est couverte d’un voile noir et la dépose sur un riche coussin. Le pape va le premier faire l’adoration. On lui ôte ses sandales, et, pieds nus, il s’agenouille sur un tapis qui lui a été préparé un peu loin de l’autel, près les cardinaux ; il s’agenouille à trois reprises, avançant chaque fois vers l’autel ; il s’est peu à peu dépouillé de tous ses insignes pontificaux, et lorsqu’il est arrivé à la troisième adoration, auprès du crucifix, il le baise. Avant de se retirer, il dépose sur l’autel une bourse de damas violet contenant 100 scudi d’or romains, soit environ 535 francs de notre monnaie. C’est de cette coutume, pratiquée par le pape, que vient l’usage, dans les églises des campagnes, de déposer une offrande au pied de la croix lors de l’adoration du vendredi saint.

Après l’adoration de la croix par le pape, tous les cardinaux vont à leur tour accomplir la même cérémonie ; ils déposent, sur le plateau de l’offrande, chacun un écu d’or. Après les cardinaux, viennent les patriarches, archevêques et généraux d’ordre ; et lorsque l’adoration tire à sa fin, les cierges sont allumés peu à peu.

C’est pendant que le pape et les cardinaux font l’adoration, que l’on exécute les Improperia de Palestrina. C’est une œuvre d’un caractère triste et l’une des plus remarquables de ce compositeur ; Gœthe regardait les Improperia comme le morceau le plus émouvant de ceux qu’on entend durant les jours saints au Vatican.

Après les Improperia, la procession s’organise, et de même qu’hier elle a porté l’hostie dans le tombeau de la Pauline, de même, aujourd’hui, elle va chercher cette hostie qu’elle rapporte dans la chapelle Sixtine. La messe commence ensuite. Devant assister demain à la messe du pape Marcel, j’ai quitté la Sixtine, et j’ai été voir dans Rome, en attendant les Ténèbres de Saint-Pierre, les cérémonies importantes célébrées ailleurs que dans le Borgo.

Plus que jamais, dans mes longues courses à travers les différents quartiers qu’il me fallut parcourir, j’appréciai l’organisation des voitures publiques à Rome. Elles sont propres, élégantes, et vont vite. Le seul inconvénient est leur prix dans ces journées où abondent les voyageurs fatigués : mais on dé-

  1. Suite et fin. — Voy. p. 209 et 225.