Page:Le Tour du monde - 15.djvu/243

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

bat ce prix, car les tarifs ne servent guère de rien ; et il faut reconnaître que si le cocher romain cherche à avoir le plus qu’il peut avant de partir, il est ensuite généralement de bonne foi et ne demande rien en plus du prix convenu, sauf, bien entendu, la bonne-main. La bonne-main doit toujours figurer dans le compte, et le cocher romain, qui se plaindrait de ne recevoir que 4 pauls pour prix de la course, sera satisfait de n’en recevoir que trois suivis d’un quatrième comme gratification.

Je me dirigeai d’abord vers le Colisée ; il y avait chemin de croix et sermon. L’arène du Colisée est divisée en stations, et à chaque petite chapelle, les fidèles agenouillés font leurs oraisons ; la croix incrustée dans le mur, sous l’arcade d’entrée, reçoit aussi les baisers des fidèles ; à cette pratique pieuse sont attachées quelques années d’indulgence.

Du Colisée je me rendis au Gesù où se célébraient les Heures d’agonie ; c’est ce qu’à Paris on appelle les Sept Paroles : chaque morceau de chant est séparé par un sermon, et la cérémonie entière dure à peu près de midi à trois heures. Le Gesù était d’un grand effet ; il était à peine éclairé ; et ses hautes murailles revêtues de marbres et de stucs jaunes, ses autels couverts de lapis, de malachite, d’agates et de bronzes dorés, étaient perdus dans une pénombre mystérieuse.

En quittant le Colisée, et avant d’arriver au Gesù, j’étais entré dans l’église Sainte-Françoise-Romaine, située dans le Forum, près la basilique de Constantin. L’empreinte des genoux de saint Pierre était illuminée ; elle est sous une grille, et scellée dans la muraille ; elle se compose de deux sillons de la largeur du genou, sur une dalle de pierre ; c’est la dalle où saint Pierre était agenouillé quand il pria le ciel de ne pas laisser réussir les expériences de Simon le magicien, et que celui-ci, tombant du haut des airs, se tua dans sa chute ; lorsque saint Pierre se releva, il se trouva que ses genoux s’étaient imprimés sur la dalle.

J’aurais désiré aller à Sainte-Croix de Jérusalem pour assister à l’ostension des clous de la Croix, mais l’heure était trop avancée, et je me serais exposé à faire en vain un long détour.

Vers trois heures, j’arrivai sur la place où de nombreuses voitures stationnaient déjà, après avoir amené les voyageurs et les Romains ; je dis les Romains, car le vendredi saint est le jour choisi ordinairement par eux pour assister aux Ténèbres de la Basilique et à l’Ostension des grandes reliques qui vient ensuite.

Dire qu’il y avait beaucoup de monde dans Saint-Pierre semblerait singulier, car la nef paraît presque toujours vide, tout au plus à demi pleine, alors que la foule s’y est le plus portée ; mais à Saint-Pierre, le nombre des assistants ne peut se calculer comme ailleurs d’après l’encombrement qu’ils produisent ; il faut regarder sur quelques points seulement, là ou ont lieu les cérémonies. Les Ténèbres, qui commençaient à la chapelle dite des chanoines, avaient attiré beaucoup de monde ; il était impossible de pénétrer dans la chapelle même ; la grille qui la sépare du bas-côté de la Basilique avait été faussée par les efforts des voyageurs qui cherchaient à entrer afin de mieux entendre. Il est vrai qu’entendre était difficile ; et cependant, si chacun l’eût voulu, les chœurs de la chapelle de Saint-Pierre auraient pu aisément être entendus de l’autre côté de la Basilique ; il eût fallu pour cela, du silence, de la tenue et du recueillement. C’est dans un jour comme celui-ci, que Saint-Pierre prend une physionomie extraordinaire et que ne peut soupçonner celui qui n’en a pas été témoin. Le long de la grille des chanoines était une foule épaisse, piétinant, s’efforçant d’entrer au plus vite ; dans la nef, une multitude de promeneurs allaient et venaient, causant et riant ; à côté de ces curieux, et au milieu du bruit sourd et continu qui sortait de cette masse de gens, étaient de nombreux fidèles, agenouillés aux diverses chapelles, et faisant leurs dévotions comme si, autour d’eux, le silence eût été complet. Les personnes fatiguées cherchaient à s’asseoir sur les moulures basses des colonnes, et d’autres regardaient les curiosités de la Basilique. Les Romains, habitués à voir, chaque année, les étrangers se conduire ainsi depuis un temps immémorial, ne semblent nullement choqués d’habitudes que d’ailleurs ils partagent, mais les catholiques français ne font pas volontiers la part du caractère italien et sont généralement froissés de tant d’irrévérence.

Je réussis à pénétrer dans la foule qui obstruait la grille de la chapelle des chanoines, et j’écoutai pendant quelque temps l’exécution des Lamentations ; je ne pus malheureusement y demeurer aussi longtemps que je l’aurais désiré ; la chaleur y était réellement intolérable ; je pus néanmoins me rendre compte de la manière dont aujourd’hui la chapelle de Saint-Pierre exécute cette musique. Chaque lamentation était divisée en deux parties ; la première dite par un soprano (du moins dans celle que j’ai entendue), était une phrase à longues notes tenues ; c’était une sorte de récitatif déclamé, sur un mouvement d’une lenteur extrême ; on est surtout étonné de la manière dont les chanteurs prolongent le son qu’ils ont émis, l’enflant, le diminuant, le renflant à volonté, et cela, sans que l’on puisse comprendre comment des poitrines humaines peuvent soutenir, sans reprendre leur respiration, une note ainsi filée. On donne de ce fait une explication trop longue à reproduire ici.

Après cette première partie ainsi débitée par une seule voix, vient une seconde dite par le chœur ; c’est alors une phrase dans le style de Palestrina, fuguée, bien d’aplomb, rhythmée, et qui fait opposition complète avec la première partie. Celle-ci peut appartenir à la tonalité moderne, mais je crois qu’elle doit être écrite en plain-chant, et elle est, selon moi, beaucoup plus remarquable comme expression que la partie fuguée qui la suit.

Je sortis de la foule qui m’enserrait, et j’allai respirer un peu au dehors ; là, je vis quelques voyageurs accomplir les niaiseries qui sont de tradition depuis qu’il y a des voyages en Italie. La partie de la place où sont les fontaines et l’obélisque, est ovale ; chaque ellipse (for-