Page:Le Tour du monde - 15.djvu/262

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ptures sont dans un état de conservation remarquable. La grande salle offre un aspect imposant, et porte encore les armes du marquis de Worcester, avec sa fière devise : « Mutare vel timere sperno : Je dédaigne de changer ou de craindre. »

La seconde cour contenait anciennement une élégante fontaine en marbre, dont il ne reste aucune trace.

Je vis ensuite les restes de la chapelle, dont le côté ouest a été détruit, et le donjon ou Tour jaune de Gwent, haut de cinq étages, et dont les murs ont dix pieds d’épaisseur. Pendant les guerres civiles, Henri, premier marquis de Worcester, combattit longtemps en faveur du roi Charles Ier ; il leva un corps de deux mille hommes, commandé par son fils. Charles visita à plusieurs reprises son fidèle sujet, et fut toujours reçu avec la plus grande magnificence. On raconte qu’une fois, le roi pensant que les provisions du château seraient insuffisantes, permit au marquis de prendre dans le pays tout ce qui lui fallait pour s’indemniser. Henri de Worcester, après avoir remercié humblement Sa Majesté, répondit que son château ne resterait pas longtemps debout s’il était un poids pour le pays, et qu’il préférerait être réduit à une bouchée de pain que d’exiger la moindre chose des autres.

L’armée de Cromwel prit, saccagea et incendia le château[1]. — Raglan était célèbre aussi pour sa « chaire de bardisme et de poésie » dont la devise était : « Deffro ! mac ddydd, Réveillez-vous, voici le jour. »

En quittant Newport, j’entrai dans le pays de Galles proprement dit (le Monmouthshire en faisait partie autrefois) ; ce fut à Cardiff que j’entendis pour la première fois parler le gallois, bien que, d’après ce qu’a voulu bien me dire M. H. Martin, il soit encore très-répandu dans le Monmouthshire. Le dialecte du nord diffère légèrement de celui du sud, le plus rapproché de notre breton ; aussi voit-on souvent des marins bretons s’entendre sans peine avec les Gallois du sud.

Robert Fitzham, après avoir conquis le comté de Glamorgan, divisa le pays entre douze chevaliers normands, pour les récompenser de leurs services, et prit pour lui la ville de Cardiff, située sur la Taff, à deux milles de l’endroit ou cette rivière se jette dans le canal de Bristol.

Après avoir passé devant la statue de lord Bute, le bienfaiteur de Cardiff qu’il a doté de très-beaux docks, je visitai la jolie église de St-Jean, et pénétrai ensuite dans le château. La nouvelle maison seigneuriale, greffée pour ainsi dire sur l’ancien château, fait un triste effet ; l’intérieur contient un grand nombre de portraits de famille, quelques-uns par Kneller, et un par Vandyck. Le rempart qui entourait anciennement le château, sert de parapet à une charmante terrasse plantée d’arbres, à travers lesquels on aperçoit toute la contrée environnante. Un pan de mur et un donjon, voilà tout ce qui reste de la puissante forteresse que bâtit Fitzham en 1110, et dont il faisait sa résidence habituelle. Un souvenir mélancolique se rattache aux vieilles tours de Cardiff. Le duc Robert de Normandie, frère de Guillaume le Roux et de Henri Ier, y fut prisonnier vingt-six ans. La tradition rapporte qu’ayant entendu les bardes dans leurs fêtes, il s’était fait recevoir dans leur ordre, avait appris le gallois, et composé dans cette langue un poëme adressé à un chêne placé à la Pointe de Penmarth, qu’il apercevait des fenêtres de sa prison. En voici la traduction :

« Ô Chêne ! toi qui croîs sur le mur de guerre, là où la terre s’est abreuvée de rouges torrents ; malheur aux folles querelles, quand le vin pétillant circule !

« Ô Chêne ! toi qui croîs dans la plaine verte, où a débordé le sang des guerriers immolés ; le malheureux qui est au pouvoir de la haine peut bien se plaindre de ses misères !

« Ô Chêne ! toi qui croîs dans toute la gloire de ta force, le sang répandu suit une horrible injustice ; malheur à celui qui se trouve au milieu des combats !

« Ô Chêne ! toi qui croîs près du ruisseau de la pelouse, la tempête a brisé tes branches autrefois si belles ; celui que poursuit l’envie de la haine vivra dans une triste angoisse !

« Ô Chêne ! toi qui croîs sur un rocher escarpé et boisé, la où les vagues de la Severn répondent aux vents ; malheur à celui auquel les années n’enseignent pas que la mort est proche !

« Ô Chêne ! toi qui croîs au milieu des années de malheur, parmi les terribles émotions des batailles ; n’est-il pas écouté, celui qui prie la mort de terminer ses jours ! »

Dans ce beau poëme, comme on l’aura facilement compris, Robert se compare au chêne, et chante sa triste destinée. On a dû être frappé de la forme particulière des strophes. En Galles on appelle ce genre de poésie Tribannau, ce qui peut se traduire par Tercets[2]. Les bardes ont perpétue ces rhythmes dont l’origine remonte jusqu’aux époques druidiques. Les Tribannau se composent de trois vers liés par l’unité de la rime, mais non par l’unité de la pensée. Le premier se rapportant soit à une plante, soit à un animal, soit à quelque accident de la vie. Le second continue souvent la même idée, mais avec moins de précision, et quelquefois s’en écarte un peu. Enfin le troisième termine brusquement le couplet par une leçon morale, dont le rapport avec les deux premières parties est fréquemment insaisissable ; cependant si l’on réfléchit que les druides dans leurs poésies comme dans leurs enseignements se servaient de formes symboliques, on peut supposer qu’il y avait là une corrélation secrète dont le sens nous échappe. On sent dans ces chants quelque chose de hardi et d’original, qui porte le cachet d’une race créa-

  1. La magnifique bibliothèque formée au siècle précédent par lord Herbert, comte de Pembroke, a péri dans les flammes. Elle contenait une quantité de manuscrits dont la plupart étaient uniques. Là se trouvaient les textes originaux des documents secrets des Bardes. Par bonheur une copie faite au seizième siècle a conservé les plus importants. (Note de M. Henri Martin.)
  2. Voyez une note de la page 287.