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bien embarrassé lui-même : les rentrées en nature se vendent mal, l’argent est rare… Il est lui-même endetté depuis longtemps, car le grand seigneur russe ne thésaurise pas, il dépense avec prodigalité ; généreux et insouciant, il se ruine avec indifférence, il emprunte à gros intérêts. Pendant ce temps, l’intendant, qui perçoit très-exactement les revenus de son maître, qui sait parfaitement écouler les produits de la terre, s’arrondit et prête à son patron (comme dans Gil Blas, l’intendant Rodriguez) l’argent qui appartient à ce dernier. Il finit même souvent par acquérir la propriété et les paysans.

Le fléau du peuple russe ce n’est donc pas son gouvernement, ses seigneurs, c’est l’intermédiaire sous quelque forme qu’il se présente : intendant, employé, bureaucrate de toute espèce.

Commençons par l’intendant, puisque nous y sommes. Le paysan doit trois jours par semaine, mais, sous prétexte de service extraordinaire, l’intendant demande davantage. Il dégrève en se faisant donner, comme pot de vin, des redevances en argent ou en nature.

Pour le recrutement, l’État demande tant d’hommes par mille : dix à treize en temps ordinaire. C’est l’intendant qui doit envoyer les hommes, choisis par lui, au dépôt.


Pêcheurs du Volga. — Dessin de M. Moynet.

L’intendant ramasse une quinzaine de vauriens et les fait enfermer au comptoir, puis il désigne quinze jeunes paysans des plus riches. Naturellement les parents viennent réclamer, l’intendant traite avec les pères pour le rachat de leurs enfants ; il se fait donner un pot de vin, une somme d’argent pour acheter des remplaçants, et le tour est joué ; mais, en somme, il a rendu service au village ; les vauriens emprisonnés débarrassent la commune ; tout est pour le mieux.

Il est bien entendu que le seigneur, au nom de qui se font toutes ces gentillesses, ignore ou est supposé ignorer complétement les manœuvres de son homme de confiance.

Il ne faut pas croire d’ailleurs qu’un jeune paysan ainsi libéré en ait fini avec le service militaire ; le vertueux intendant, qui trouve le métier lucratif, recommence souvent plusieurs fois le même tour, et toujours impunément, car il serait dangereux de se plaindre.

La famille paye les redevances pour son enfant, si en définitive il est inscrit comme soldat ; ce qui fait que ce dernier paye comme soldat et comme paysan jusqu’à nouvelle révision.

La révision se fait tous les dix ans.

Là ne se bornent pas les méfaits de l’intendant.

La pleine autorité, qu’il tient du seigneur, lui donne la haute main pour les actes d’état civil ; il marie comme il veut, de même qu’il fait soldat, toujours au nom du seigneur, le paysan qui lui a déplu.