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Page:Le Tour du monde - 15.djvu/58

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Le Volga. — Kalaisine et les reliques de saint Macaire. — Ouglitch. — Fin tragique du prince Dimitri. — Condamnation d’une cloche ; son exil ; sa grâce inutile. — Romanof et ses touloupes. — Une pêche disputée. — Priviléges et insolences des oiseaux.

Le Volga a sa source dans le gouvernement de Tver. Il commence à devenir navigable à Rjef. À Tver le fleuve rend déjà de notables services au commerce ; il est continuellement sillonné de bateaux qui montent et descendent. Un canal qui joint la Néva au Volga met ainsi la Sibérie et la mer Caspienne en communication avec la capitale. La population de Tver vit presque entièrement de tout ce qui se rapporte à la navigation.

À Kalaisine, le fleuve fortement encaissé n’a point l’air de se soucier de sa renommée : il pourrait s’y accommoder d’un beaucoup moins grand nom que le sien.

La ville est mal entretenue : on n’y remarque rien de curieux, sinon les reliques de saint Macaire qui attirent de nombreux pèlerins.

Le bateau qui va de Tver à Kazan arrive à midi ; plusieurs habitants très-hospitaliers nous accompagnent après déjeuner, s’embarquent avec nous, et descendent le Volga pour nous tenir compagnie jusqu’à Ouglitch.

Oulitch est une très-ancienne ville. Un événement terrible s’y passa en 1591. Ses monuments, dont un surtout compte parmi les plus anciens de la Russie ont été le théâtre d’un drame qui n’a pas été sans influence sur les destinées de l’empire.

Ivan IV, que les Russes ont surnommé Ivan le Terrible, avait laissé deux fils, Fœdor et Dimitri.

Le premier, faible et doux, plus occupé de prières et de lectures édifiantes que du gouvernement de son peuple, abandonna le pouvoir à son beau-frère Boris Goudounof. Le second, Dimitri, relégué à Ouglitch, qui lui avait été donnée comme apanage, y tenait sa petite cour (il avait dix ans) près de sa mère la tzarine Marie Fédérowna et de ses trois oncles.

La santé chancelante du tzar Fœdor ne faisait pas présager une longue vie : Boris conçut la pensée de s’emparer du trône. L’héritier présomptif, en bas âge, serait après la mort du tzar le seul obstacle et son ambition : il résolut de le supprimer.

Le 15 mai 1591, dans l’enclos que nous visitons, au milieu de bâtiments historiques que l’on conserve religieusement, un agent du premier ministre, nommé Bitiagovsky, s’approche de l’enfant qui passait avec quelques-uns de ses pages, et, sans plus de façons, l’égorge. La gouvernante du prince se précipite, appelle au secours. ; elle est renversée. Cependant on a entendu ses cris et ceux des pages : les serviteurs du jeune prince assassiné frappent Bitiagovsky et plusieurs de ses complices, malgré tout ce que ceux-ci peuvent dire pour faire supposer que le tsarévitch s’est tué lui-même en tombant sur un couteau qu’il tenait à la main.

Bientôt après, un des oncles du prince fait sonner le tocsin, et toute la ville d’Ouglitch, en apprenant le crime, accuse le ministre.

Aussitôt la nouvelle arrivée à Moscou, Boris fait faire une enquête par des hommes dévoués qui concluent, selon sa volonté, qu’il n’y a pas eu de meurtre et que le jeune prince n’a péri victime que de l’accident inventé par les sicaires. Les habitants d’Ouglitch qui ont vengé le prince et affirmé le crime sont qualifiés de rebelles ; deux cents d’entre eux sont livrés au bourreau, plusieurs milliers sont envoyés en exil. De plus, la cloche qui a sonné le tocsin est solennellement condamnée à avoir les deux oreilles arrachées et à aller vivre en exil à Irkoutsk.

Récemment, en 1847, les habitants ont demandé et obtenu la grâce de la pauvre cloche ; mais il eût fallu dépenser une trentaine de mille francs pour la ramener à son clocher ; faute de pouvoir disposer d’une si grosse somme, on n’a pu faire revenir l’exilée de Sibérie : elle y restera probablement encore longtemps ; du moins elle est réhabilitée, et elle se console, me disait un habitant, comme elle peut, en sonnant à toutes volées chaque fois qu’un exilé obtient sa liberté. Si le propos est vrai, celui-là n’est pas un lâche qui vit dans les habits du sonneur.

Cet événement tragique mit fin à toute une dynastie. La Russie, il la mort de Boris Godounof, fut en proie aux ambitions les plus acharnées et à tous les maux de la guerre civile. De faux prétendants se succédèrent, et, grâce à eux, les Polonais et les Suédois mirent la Russie au pillage jusqu’à l’an 1613, ou la nation russe élut pour son tzar Michel Romanof.

Le palais d’Ouglitch, où périt le jeune prince, est situé entre deux églises. Transformé en chapelle, il a conservé son caractère primitif ; son ornementation extérieure, presque tout entière de briques, sans sculpture, est encore presque intacte. On y garde les meubles qui ont servi à la victime et le brancard sur lequel on transporta son corps à Moscou ; à côté, dans une église commémorative, on montre son tombeau.

Le lendemain, nous étions de bonne heure installés sur le bateau qui devait nous conduire à Nijni-Novogorod. À midi nous arrivâmes à Mologa. Le Volga en cet endroit se dirige vers l’est. Le bateau s’arrêta le soir à Romanof, ville connue par sa fabrique de touloupes : vêtement national, ordinairement uni, parfois élégamment piqué de soie de couleur.

Les moutons romanof, introduits dans ce pays par le tzar Pierre Ier, donnent une fourrure très-épaisse. Une belle touloupe en peau de romanof coûte de vingt à trente roubles (quatre-vingts à cent trente francs).

Touloupe et paysan, c’est tout un. On ne quitte la touloupe ni le jour ni la nuit ; elle suffit, avec les bottes et le bonnet fourré, pour voyager en traîneau des heures entières et en narguant le froid.

En quittant Romanof, nous apercevons des pêcheurs qui nous paraissent avoir fort à faire ; ils lèvent leurs filets ; la pêche est bonne, mais des milliers d’oiseaux les entourent pour leur disputer les poissons qui, dans les filets, s’agitent, sautent et brillent au soleil. Nous nous demandons comment ces braves gens viendront à bout de défendre leur proie contre les ravisseurs emplumés.