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munication constante entre la ville et les magasins établis sur les bords du Volga.

En 1552, Yvan IV, dit le Terrible, après avoir passé le Volga, avait mis le siége devant Kazan ; il avait posé son camp dans la vaste plaine qui sépare la ville du fleuve.

Le 2 octobre il livra l’assaut qui fut terrible ; les Tatars se défendirent de rue en rue, de maison en maison. La ville fut prise, mais elle coûta cher aux Russes : c’est au souvenir de cette victoire que fut élevée, au commencement de ce siècle, la pyramide qui domine la plaine.

À l’intérieur du monument est une chapelle dont le milieu est occupé par un sarcophage qui renferme, dit-on, toutes les têtes des principaux officiers. La crypte, qui est au-dessous, renferme les os des soldats : tout cela serait probablement fort difficile à vérifier. Lors de la construction de la pyramide, on recueillit les restes des braves enterrés sur le champ de bataille deux cent cinquante ans auparavant. Comment aurait-on pu s’y prendre pour distinguer les Tatars des Russes ? Il est très-vraisemblable qu’amis et ennemis dorment ensemble.

Les descendants des Tatars, dont ce mausolée rappelle la défaite, habitent encore aujourd’hui la ville, et ils y sont en majorité ; Kazan est presque à la limite de l’Europe et de l’Asie ; non-seulement les Tatars, mais les Tchouvachs, les Mordouans et les Kalmouks y sont mêlés aux Russes.

Chef-lieu du département qui porte son nom, Kazan a été le théâtre de grands événements politiques, et n’est tombé définitivement sous la domination russe que pendant le règne d’Ivan IV. Il reste peu de monuments très-anciens, la ville ayant été plusieurs fois saccagée et incendiée. Les églises sont des spécimens médiocres du mauvais goût mi-byzantin et italien très-fleuri : elles sont invariablement couronnées de cinq coupoles peintes en beau vert.

Les anciens fossés de la ville, dont les murs fortifiés ont à peine laissé quelques traces, sont bordés à perte de vue de maisons toutes en bois et d’un aspect très-pittoresque.

C’est dans la grande cathédrale que l’on conserve limage miraculeuse de Notre Dame de Kazan, célèbre par toute la Russie et qu’on ne fait sortir que dans les circonstances les plus solennelles.

La ville a une université et cent cinquante étudiants. On m’a conduit dans l’établissement où ils passent leurs soirées. Si ces messieurs font d’aussi bonnes études qu’ils font de bruit dans le café où ils étaient attablés, fumant et buvant, on ne peut que les féliciter.

Nous visitons la bibliothèque qui renferme vingt-sept mille volumes, un musée d’histoire naturelle fort curieux et un observatoire pourvu de beaux instruments.

L’industrie des cuirs est une des plus importantes de la contrée. Les ouvriers tatars et les russes rivalisent à qui fera les travaux les plus remarquables en ce genre. Les marchés sont pleins de cartouchières, de ceintures, de bottes brodées en soie qui ne sont pas indignes d’être comparées aux plus précieux produits de l’Orient.

Les bazars sont abondamment pourvus de peaux de toutes espèces : peaux de loup, peaux de renard bleu, de martre, etc., surtout de belles peaux d’ours.

Le gouvernement de Kazan est un pays de prédilection pour les chasseurs d’ours. On nous invite à une partie qui s’organise en ce moment et qui est bien séduisante : mais le temps nous manque. Nous devions chasser à la carabine. D’autres tendent des piéges. Le paysan russe s’y prend plus simplement : il n’a pour armes qu’un épieu dont la pointe durcie au feu est bien rarement garnie de fer, et un petit couteau à la ceinture. Sans plus de préparatifs, il se met en campagne à la poursuite du premier ours qu’on lui a signalé jusqu’à ce qu’il l’aperçoive. L’ours, comme la plupart des animaux sauvages, n’accepte guère le combat à moins d’être blessé ou d’avoir des petits à défendre ; il fuit, le chasseur le poursuit, et l’appelle maraudeur, lâche, voleur… mais l’animal fuit toujours, cherchant à gagner une retraite sûre ; son adversaire redouble d’invectives, bien persuadé qu’il finira par lui faire perdre patience, ce qui arrive toujours. Enfin l’animal, serré de trop près, se retourne et se lève avec l’intention évidente d’étouffer le chasseur entre ses formidables bras. Le combat va commencer. C’est alors que notre brave paysan, pour bien persuader à l’ours que la rencontre est sérieuse et qu’un des deux doit rester sur le sol, lui lance en pleine figure une suprême et dernière insulte, la plus énergique, la plus véhémente du vocabulaire russe, et qui n’est qu’une calomnie bien gratuite touchant la mère du pauvre animal !  !… Le chasseur est bien convaincu que cette fois l’ours n’hésitera plus ; dès qu’il a proféré son outrage, il lance l’épieu avec vigueur ; si la bête n’est pas éventrée du coup, c’est un combat corps à corps que le couteau doit terminer. Mais il faut que l’homme ait été assez adroit pour toucher l’animal au cœur avant que les terribles pattes de celui-ci ne l’aient étouffé ; et c’est ordinairement ce qui arrive… excepté au quarantième ours.

Le quarantième ours, celui-là est l’ennemi fatal. Le plus brave chasseur (et lorsqu’on en a tué trente-neuf on a fait ses preuves), le plus brave tremble à la pensée de le rencontrer ; aussi fait-il ses dévotions, des pèlerinages et des offrandes. Il y a un grand nombre de sombres légendes sur ce fantastique quarantième, légendes racontées les soirs d’hiver dans l’isba, et qui font pâlir les plus hardis ; cependant on ne peut pas reculer : il faut vivre, il faut se débarrasser de ces voisins incommodes, qui, dans la province de Kazan et de Kostroma, sont si nombreux que les paysans en certains endroits ont dû renoncer à la culture, les ours se chargeant de faire à eux seuls la récolte.

On trouve au bazar de Kazan des peaux d’ours au