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prix de quatre-vingts à cent vingt francs. Les noires sont les plus recherchées. Les peaux de martre, zibeline, petit gris, renard bleu, sont aussi une des principales branches du commerce.

Outre l’admirable fabrication des cuirs, qui sont en abondance, on nous fait remarquer les curieux travaux des soldats russes dont nous avons parlé plus haut, et qui, brodés en soie par leurs mains habiles, peuvent en effet passer pour des chefs-d’œuvre de goût, d’art et de patience.

Presque toutes les fourrures viennent de la Sibérie ; les chasseurs du Kamchatka même alimentent le marché de Kazan. Tous les Sibériens sont d’une adresse remarquable et parviennent à tuer les petits animaux, martre, renard bleu, petit-gris, etc., sans altérer leur fourrure ; ils les chassent avec un fusil d’un très-petit calibre ; la balle n’est pas grosse comme une chevrotine et entre le plus souvent dans l’œil.

En général, les fourrures sont plus chères en Russie qu’en France, mais elles ont l’avantage d’être authentiques. Le condamné, en Sibérie, obtient quelquefois la permission de se livrer à la chasse des zibelines. On lui remet avec un fusil une mesure de poudre et une de plomb, qu’on ne lui renouvelle qu’en échange des fourrures ; il paye les impôts avec le produit de sa chasse, et peut se procurer quelques douceurs, en abandonnant toutefois cinquante pour cent aux employés russes, qui font à ce petit commerce d’assez beaux bénéfices.

En traversant une grande rue, je vois passer une centaine de pauvres diables garrottés et réunis ensemble par la même chaîne ; ce sont des condamnés qui partent pour la Sibérie, voleurs et meurtriers, car la loi ici ne punit pas de mort. Malheureusement ce ne sont pas toujours des voleurs et des meurtriers qui passent ainsi enchaînés.

À l’avénement d’Alexandre II, les condamnés politiques, du règne précédent, ceux de Pologne, ont été graciés, dit-on, et rendus à leur famille. Mais les ressentiments des anciennes guerres ne sont pas apaisés. Quand on parcourt la Russie, on rencontre souvent une ville, des campagnes, que les Polonais ont jadis dévastées. Les Russes racontent ces souvenirs avec une irritation que la politique du gouvernement russe ne paraît pas avoir pour but d’apaiser.

Nous nous disposons à quitter Kazan. La saison est avancée. On nous conseille de profiter du passage d’un bâtiment qui se rend à Astrakan ; c’est le dernier : plus tard un bateau qui entreprendrait ce voyage s’exposerait à être arrêté par les glaces

Je me dirige vers le Volga pour m’informer du bâtiment, et je profite de l’occasion pour visiter un immense hangar vitré, renfermant une grande galère qui transporta autrefois Catherine II à Astrakan. L’arrière de ce navire est encore peint et doré, les salons ont conservé l’aspect pompeux des appartements du dix-septième siècle ; mais le brillant navire qui n’a servi qu’une fois ne servira plus : son bois se fendille, ses joints s’ouvrent ; il ne tardera pas à tomber en poussière.

Après avoir, regardé cette luxueuse ruine, je me mets en quête du Nakimof. On achève d’y charger des marchandises. Je m’entretiens avec le capitaine qui consent à nous emmener, tout en me prévenant que nous ne serons pas très-bien et que nous n’irons pas très-vite, car il compte s’arrêter partout. Cette circonstance me fait grand plaisir ; nous aussi nous désirons nous arrêter partout. Je conviens donc du prix, et reprenant mon droscki, je retourne bien vite chercher mes compagnons et nos bagages.


Le Nakimof. — La navigation sur le Volga. — Les poissons. — Le sterlet. — À quelle sauce ? — Le sovdack. — Un intendant invraisemblable. — Avec la justice il y a des accommedements. — Taracanes et cancrelats. — Pêcheries. — Ruines.

Notre capitaine ne m’avait pas trompé en nous disant que nous ne serions pas très-bien. Nous trouvons le pont et le grand salon, tout à la fois salle à manger et chambre à coucher, encombrés de bagages : il y a de la paille, du foin partout ; les cloisons et les portes, fatiguées par un service continuel, sont toutes disjointes : mettre de l’ordre dans ce chaos n’est pas peu de chose ; enfin nous avons le bonheur de trouver deux chambres que nous faisons nettoyer, et nous voilà installés.

Le Nakimof est un bateau d’Astrakan que notre bonne fortune ramenait chez lui. Son industrie n’était pas seulement de transporter des voyageurs et des marchandises ; il remorquait au besoin trois ou quatre grands bateaux, et, comme presque tous les pyroscaphes du Volga, il chauffait au bois, ce qui le forçait à s’arrêter très-souvent pour renouveler sa provision, presque aussitôt absorbée qu’embarquée, n’étant guère composée que de bouleau, de sapin et autre bois léger. Rien n’était plus curieux que chacune des stations du bateau. Sur la rive, une quarantaine d’indigènes et de Bourlakis précipitaient du haut des grandes berges des charges de bois à brûler, que d’autres rangeaient ou plutôt ne rangeaient pas sur le pont du bâtiment : pendant quelques heures, toute communication était coupée entre l’arrière et l’avant, et même d’un bord à l’autre. Grâce au prodigieux appétit de notre machine, on pratiquait à la fin des chemins dans ces amas confus, l’ordre se faisait peu et peu, et la circulation se rétablissait.

Nous voyagions cette fois avec des marchands russes et quelques Tatars, qui revenaient de la foire de Nijni. Les Chinois que nous avions vus descendre jusqu’à Ratan, avaient pris à l’est et s’en allaient chez eux avec leurs chariots, en traversant toute la Sibérie orientale ; Nous étions peu de monde et bord du Nakimof ; nous avions dû nous pourvoir de tout ce qui nous était nécessaire pour vivre et préparer notre nourriture ; il n’y avait pas à compter sur l’espèce de maître d’hôtel qui était à bord ; outre qu’il était d’une malpropreté révoltante, son ignorance en l’art culinaire rendait immangeables les viandes, le poisson et tout ce qu’on voulait bien lui confier.