Page:Le Tour du monde - 15.djvu/70

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paysans ; dans la bagarre, un individu reçoit un mauvais coup et vient tomber sur le sol de notre propriété. C’était la nuit ; on le retrouve mort le lendemain. Grand émoi ! La police est avertie ; on va faire une enquête, et ces messieurs ne laisseront pas passer une si belle occasion de sévir quelque peu contre les habitants, d’autant plus que la mêlée ayant été générale, on trouvera plutôt vingt coupables qu’un. Le village à qui appartient le mort jette les hauts cris. Comment faire ? on met des gardiens auprès de la victime ; procès-verbal est dressé. L’affaire est grave ; on ne s’en tirera pas à moins de dix ou quinze mille roubles. J’assemble mes paysans, qui me donnent pleins pouvoirs pour assister à l’enquête et transiger, s’il se peut.

« Trois jours après, arrivent le médecin de l’arrondissement avec son aide, l’ispravnick avec son écrivain, le stanavoï, l’écrivain du stanavoï et un saute-ruisseau. Il faut vous dire que tous ces gaillards-là voyagent, sont nourris et hébergés aux frais des paysans.

« Je commence par leur faire servir un bon repas, où le vodka n’est pas épargné, et, quand je vois tous mes convives bien égayés, je leur dis : « Mes petits pigeons, nous avons là une vilaine affaire ; nos paysans ne sont pas riches et ils sont rusés : de plus, ils ont le bon droit, mais je sais que cette petite considération est indifférente ; ce qui est certain, c’est que vous allez avoir bien du mal, sans profit pour vous, car ils aimeront mieux payer de leur carcasse que de rien débourser au profit de la partie lésée ; tandis que moi, j’ai quelque argent ; je puis m’arranger avec vous, quitte à me faire rembourser par eux avec quelque bénéfice, si je leur en laisse le loisir. Arrangeons-nous donc à des conditions raisonnables. Il fait bien mauvais temps pour aller verbaliser auprès de ce pauvre mort ; une autopsie est une bien vilaine besogne ; et, je vous le répète, mes gredins aimeront mieux recevoir chacun vingt coups de fouet que de débourser un kopeck. »

« Après ce petit préambule, vous jugez que l’enquête à faire auprès de ce malheureux, qui n’a pas bougé depuis trois jours, leur paraît assez désagréable. Nous traitons séance tenante ; je donne vingt-cinq roubles au médecin, cinq roubles à son aide, vingt-cinq roubles à l’ispravnick, cinq roubles à son écrivain, trois roubles au saute-ruisseau. Procès-verbal est dressé par moi et signé par tous, et le récit de la bataille se réduit à ceci : « l’homme en état d’ivresse est tombé ; l’air froid de la nuit l’a tué ; il n’y a pas de coupable. » En conséquence, l’ordre d’inhumation est donné. Je fais rapporter du vodka à profusion : une heure après, tous mes convives étaient sous la table.

Le lendemain, je reçois les félicitations d’un millier de paysans, heureux de s’en être tirés à si bon compte. »

Enchantés de la petite histoire de notre intendant honnête homme, nous allons tous prendre le thé avec notre capitaine, puis on s’arrange pour passer la nuit. Déjà nos couvertures sont posées sur les bancs qui doivent nous servir de lit, et nous nous berçons de l’espoir de dormir en paix ; mais, hélas ! j’ai compté sans les taracanes et les cancrelats qui vivaient tranquilles en ce réduit. Aussitôt la lumière éteinte, je sens des centaines de petits individus courir sur ma figure. J’allume ; j’en vois des milliers sur les cloisons et au plafond : il est absolument impossible de rester dans cette société. Je m’empresse de retourner dans la chambre commune, où je rencontre mon compagnon en quête d’une pauvre petite place, mais toutes sont prises. Adieu le sommeil, ce sera pour une autre nuit. Nous allons faire un tour sur le pont.

Nous sommes amarrés au bord du Volga, devant une ville appelée Bogorodskoë : s’il faisait jour, nous verrions de l’autre côté la Kama, dont l’embouchure est à deux verstes de nous.

Au lever du jour, en effet, nous avons un spectacle magnifique : le soleil se lève dans l’immense nappe d’eau qui se trouve devant nous ; le bateau chauffe et nous reprenons le milieu du fleuve. Nous ne tardons pas à apercevoir la Kama, dont les eaux pures font un contraste parfait avec celles du Volga. Pendant longtemps les deux fleuves coulent dans le même lit sans se confondre : la Kama, d’un vert limpide, à côté des eaux limoneuses du Volga.

Nous apercevons des pêcheries, une vingtaine de tentes, ou plutôt de cabanes, mi-parties en bois et en toile, quelques-unes n’ayant qu’une toiture en bois supportée par des poteaux, afin de servir au besoin de séchoir pour les filets. De grands appareils, composés d’une traverse horizontale, portée par des poteaux verticaux et disposés parallèlement, servent à étendre les filets. À travers le brouillard doré qui nous entoure, nous apercevons des embarcations qui viennent nous offrir du poisson et surtout l’inévitable sterlet.

Peu à peu, le pont se couvre de voyageurs ; la rive gauche commence à s’élever. Nous passons devant un bourg appelé Ghelangha ; les îles deviennent plus nombreuses ; nous marchons à toute vapeur sur Simbirsk.

En attendant, nous prions notre intendant modèle de continuer à notre profit ses indiscrétions, ce qu’il fait de très-bonne grâce. Les exactions de la bureaucratie lui fournissent des sujets inépuisables ; son témoignage, joint aux notes déjà prises dans différentes localités, nous édifie complétement sur les faits et gestes de ces messieurs.

Il nous conseille de nous arrêter longuement à Saratof et d’aller voir les mines de Sarepta, colonie allemande qui a prospéré pendant une centaine d’années, pendant lesquelles elle s’est administrée elle-même, mais qui a dû succomber lorsque l’administration est venue la protéger.

Tout en causant, nous passons devant Tétiouchki, situé sur la rive droite. Le sol de ce côté s’élève graduellement et forme une chaîne de collines, tandis que la rive gauche s’aplanit de plus en plus.

Les deux rives sont entièrement désertes ; à peine aperçoit-on de temps en temps Tétiouchki.

À neuf verstes de cette ville on trouve des ruines considérables, celles de l’ancienne capitale de la Bulgarie.