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aussi y a laissé ses traces. Le génie de Pierre le Grand a failli la relever en créant une marine sur le Volga, en essayant de joindre ce fleuve au Don, et en construisant des forteresses pour protéger les routes de l’est contre les pillards. Mais ses successeurs (excepté Catherine II), bien plus préoccupés de conquêtes que d’organisation, ont agrandi la Russie sans s’apercevoir qu’ils ont fait le vide devant eux et qu’ils règnent sur un désert seulement de plus en plus vaste.

Une conséquence de ce système d’expansion sans fin est qu’en Russie tout ce qui n’est pas militaire, ou qui n’appartient pas à l’administration organisée militairement, n’est rien. Soyez savant, artiste, grand industriel, négociant, si vous n’appartenez pas à l’administration, le premier caporal ou commis a le pas sur vous ; vous exercez une profession vile ; le mot est de l’empereur Nicolas. On comprend qu’avec une si singulière théorie, toutes les œuvres des hommes de génie qu’a pu produire la Russie soient restées à l’état de projet : les pensées de conquête seules ont une chance de réalisation.

Astrakan appartient à la Russie depuis 1554. Ce fut Ivan IV, dit le Terrible, qui s’empara du Kanat tout entier par la force des armes, suivant les Russes, — par la trahison, disent les vaincus. Cette conquête soumit tous les peuples voisins qui voulurent rester ; les récalcitrants n’eurent d’autre ressource que l’émigration, et ce furent les plus nombreux.

Depuis cette époque, le Kanat n’a pas cessé d’appartenir à la Russie, malgré les tentatives faites par les Tatars et les Turcs ; l’armée de ces derniers, après un rude échec, périt tout entière dans les déserts du Manistch ; mais la ville d’Astrakan n’a pas cessé de décroître, et après avoir été la capitale d’un royaume tatar, la ville aux mille coupoles, aux nombreux caravansérails, au port commerçant, l’étoile de la mer enfin comme les Orientaux l’avaient nommée, n’est plus, ainsi que nous l’avons déjà dit, qu’un chef-lieu de gouvernement.

Ses vieilles murailles crénelées et soigneusement badigeonnées de blanc chaque année, ainsi que les tours lézardées qui entourent encore un vaste espace de terrain au centre de la ville, rappellent ses souvenirs guerriers. Ses mosquées, ses églises nombreuses rappellent sa grandeur et les différentes religions qui y ont successivement dominé. La cathédrale, objet de réparations, au moment de notre passage, est un monument qu’on remarquerait partout. Son port renferme encore des multitudes de bâtiments. Mais le grand commerce de l’Asie ne passe plus par là. Les caravanes de l’extrême Orient ne viennent plus camper dans ses caravansérails en ruines. En un mot la grande ville est morte ; de la population cosmopolite qui s’y agitait autrefois, il ne reste plus que quelques rares individus, descendants de ceux que leur extrême pauvreté empêcha d’émigrer avec leurs compatriotes.

La population actuelle est composée de Russes, de Kalmouks, de Tatars, d’Arméniens, de quelques Persans et d’un certain nombre d’individus, métis descendant des Indous dont les derniers représentants ont quitté la contrée il y a peu d’années.

Les Russes commandent ; c’est l’administration, ses employés et la force militaire. Les Kalmouks travaillent ; c’est la partie industrielle. Les Persans et les Arméniens sont commerçants ; ces derniers surtout ont une réputation d’astuce bien méritée, dit-on ; toujours à l’affût des affaires, se livrant avec ardeur à la science des chiffres, on les rencontre partout ; il est bien difficile de ne pas avoir affaire à l’un d’eux ; on est alors sûr d’être volé ; leur réputation est si bien établie sur ce point, qu’il faut, dit-on, six Juifs pour tromper un Arménien.

Quant aux descendants des races indoues et tatares qui ont habité autrefois Astrakan, on les reconnaît à la beauté de leur type ; ils exercent les fonctions de matelots, de portefaix sur le port, chargent et déchargent les bateaux ; ils apportent à leur travail l’activité et la force qu’on ne trouve pas chez les races apathiques qui les entourent. Ils exercent tous les métiers pénibles dédaignés par les autres.

Les femmes tatares quittent peu leur foyer ; on ne les rencontre que rarement, et si bien enveloppées, qu’il est difficile de voir en elles autre chose qu’un paquet d’étoffes plus ou moins volumineux.

Les Arméniennes, moins sauvages, sont plus élégantes et sortent à visage découvert ; la beauté de leur sang est proverbiale, et elles ont conservé, comme les Juives, le type primitif ; elles circulent dans la ville, drapées de la tête aux pieds dans une étoffe blanche, dont les plis savamment arrangés les font ressembler à des statues antiques.

Astrakan a l’aspect complétement oriental ; les constructions russes, qui consistent en vastes magasins et en quelques maisons, n’ont pas sensiblement modifié l’aspect de la ville ; les églises grecques, y compris la cathédrale, n’ont pas le style officiel et invariable des monuments semblables dans les autres villes russes. Lorsqu’on traverse le Volga, et qu’on regarde la ville et le port qu’on a en face de soi, avec les nombreuses embarcations qui circulent sur le fleuve, on a un spectacle magnifique, ayant beaucoup de rapport avec les plus beaux points du Bosphore.

Peu de jours avant notre arrivée, un vaste incendie avait consumé plusieurs grands magasins et un nombre considérable de bâtiments de transport dont les carcasses à demi consumées surnageaient encore au milieu des autres navires.

L’été, fort chaud, fait d’Astrakan un désert dans le jour, surtout s’il vente un peu ; la ville située au milieu du sable, et dont les rues n’ont jamais été pavées, est ensevelie dans un nuage de poussière chaude ; mais le soir la chaleur tombe, la population sort de toutes les maisons, la vie commence. Sous un ciel magnifique, les nonchalants habitants viennent prendre le frais, les uns sur les terrasses des habitations tatares, les autres dans les galeries qui entourent les maisons persanes.