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pas. En entrant dans la première tente qui lui sert d’antichambre, nous voyons deux serviteurs s’approcher de l’ouverture qui fait communiquer la première kibitka à la seconde et ouvrir d’un seul coup les deux portières.

Le spectacle offert alors à nos regards est vraiment très-beau : la princesse, entourée de ses dames qui ont repris leur immobilité du matin, est, ainsi qu’elles, revêtue d’habits splendides, recouverts de perles, de turquoises, de diamants. Ce lever de rideau, bien ménagé, n’a pas manqué son effet.

Nous lui faisons dire que nous sommes éblouis. Elle paraît enchantée, mais garde son immobilité, ainsi que ses dames, pendant quelques minutes encore, afin que nous puissions admirer à notre aise, puis… elle fait servir le café.

La kibitka où nous nous trouvons est magnifique, toute tendue de damas rose ; le lit divan sur lequel est étendue la princesse, garni d’une riche étoffe de l’Inde, recouverte elle-même d’une gaze à peine visible, est d’un aspect féerique.

Un beau tapis persan couvre le sol. Nous nous asseyons sur ce tissu moelleux, les jambes croisées, et on nous sert du café dans des tasses de vieux chine, comme on n’en voit guères en France.

Une des dames se met à jouer d’une petite mandoline a très-long manche, une autre commence une danse qui ne diffère en rien de toutes celles qu’on voit en Orient. Quelques-unes de ces dames nous font admirer leur savoir chorégraphique, puis la princesse se lève et tout le monde prend le chemin du château, dont les salons sont éclairés. Là, je remarque sur le piano de la princesse, une romance de Clapisson. La soirée est ce qu’est partout une soirée européenne. Les dames d’Astrakan jouent des contre-danses françaises : on veut danser, et l’on cherche à y parvenir avec le désordre le plus complet, la majeure partie des invités ignorant les figures. Kalino, notre interprète, a un succès prodigieux en se livrant soudainement à une danse russe brillamment exécutée.

Le lendemain tout le monde est sur pied de bonne heure. On se précipite vite du côté des steppes, attiré par un bruit semblable à celui d’un tremblement de terre ; il est causé par dix ou douze mille chevaux sauvages que conduisent des cavaliers armés de lance. Ces chevaux sont le complément des troupeaux du prince qui partent vers le sud, pour les cantonnements d’hiver ; ils ne s’arrêtent pas. Les conducteurs entrent résolument dans le Volga ; les premiers hésitent un peu, mais le gros de la troupe poussant derrière, le passage commence.

Nous les voyons longtemps se dérouler sur une seule ligne. Ils ne se séparent que quand ils perdent pied. Dix minutes après la tête de colonne touche l’autre rive, les autres suivent, poursuivis par les cavaliers, et tout passe.

C’est un spectacle des plus curieux ; il a bien commencé notre seconde journée.

Des bateaux nous attendent, car la suite de la fête aura lieu sur la rive droite du Volga, au lieu de la réunion des troupeaux, qui partent pour les bords de la Kouma.

Il y à là grande assemblée.

Les hommes portent presque tous un vêtement appelé bechmet, espèce de justaucorps agrafé depuis la ceinture jusqu’au menton ; un pardessus le recouvre, mais largement évasé sur la poitrine, il laisse voir le bechmet ; des pantalons très-larges viennent s’attacher à la jambe sur des bottes en cuir jaune ou rouge ; la coiffure consiste en un bonnet de laine jaune entouré d’une bande de peau de mouton noir ; la forme supérieure est carrée comme la coiffure polonaise que nous appelons schapska. Les Kalmouks ont les pieds très-petits. Habitués dès le berceau — leur berceau est une selle — à monter à cheval, ce sont d’excellents cavaliers, mais de très-mauvais marcheurs ; les femmes, constamment occupées des soins du ménage, montent aussi à cheval pour faire la plus petite course.

L’élève du cheval est la principale occupation de la horde. Le prince occupe pour ses troupeaux (taboun), trois ou quatre cents cavaliers ; il vend en moyenne six mille chevaux à chacune des quatre grandes foires qui ont lieu annuellement à Astrakan, à Tzaritzin, à Nijni-Novogorod et à Derbent.

Les chevaux sont réunis par groupes plus ou moins nombreux, et vont paître dans des endroits désignés sur le territoire du prince ; les cavaliers qui les conduisent sont armés pour les défendre contre les Kirghis, qui trouvent plus avantageux de les voler que d’en élever eux-mêmes. Quand vient l’hiver, les Kalmouks abandonnent les steppes du Volga, et, passant ce fleuve, ils redescendent au sud, dans les plaines de la Kouma et du Manitsch où ils retrouvent des pâturages abondants.

On rencontre dans les steppes du nord et du midi quelques chevaux absolument sauvages, divisés par groupes de six à huit individus, et toujours composés d’un étalon et de plusieurs juments suivies de leurs poulains ; à mesure que ceux-ci grandissent, ils sont obligés de suivre à une certaine distance ; la mère s’écarte un peu du groupe pour venir les allaiter. Le chef de la famille est si ombrageux qu’il ne peut les souffrir près de lui ; plus ils grandissent, plus ils doivent s’éloigner, jusqu’au jour où, parvenus à l’âge d’adulte, ils sont abandonnés pour toujours et forment de nouvelles familles. Quand on prend au lasso quelques-uns de ces individus sauvages, on leur met des entraves et on les mêle au troupeau déjà à demi apprivoisé. Les juments et les jeunes chevaux s’accoutument assez vite à ce nouveau genre de vie, mais souvent les mâles, qui n’ont jamais été captifs, partent, emmenant avec eux trois ou quatre juments auxquelles ils ont sans doute vanté les douceurs de la liberté.

Si on songe que les troupeaux de moutons sont vingt fois aussi nombreux que ceux de chevaux, on comprendra que la population tout entière est employée à l’élève du bétail ; aussi l’industrie, chez les Kalmouks, est-elle presque nulle ; excepté le feutre et le cuir, tout