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ce dont ce peuple se sert lui vient de la Russie, qui écoule chez les nations conquises ses produits, trop imparfaits pour lutter sur nos marchés européens.

Revenons à notre fête. Nous allons assister à des courses de chevaux et de chameaux. Le spectacle se terminera par des luttes d’hommes.

Les courses se ressemblent toutes ; je ne parlerai donc pas de celles des chevaux, si brillantes qu’elles aient été. Quand vient la course des chameaux, on nous place près du point d’arrivée. Peu après qu’on nous eût dit que le signal a été donné, nous entendons un bruit confus dans le lointain ; à mesure qu’il augmente, la terre se met à trembler sous nos pieds, et dans un nuage de poussière nous apercevons des formes fantastiques qui arrivent sur nous avec la vitesse de l’ouragan : ce sont deux cents chameaux qui passent, sans qu’on puisse distinguer les montures des cavaliers, tant la course est rapide.

Tout ce que nous voyons depuis deux jours nous prouve que les Kalmouks peuvent être rangés parmi les premiers cavaliers du monde ; mais on va nous faire assister à des exercices encore plus extraordinaires.

J’ai dit que le Kalmouk est cavalier dès le berceau.

Le berceau du Kalmouk est un lit garni de cuir, dans lequel se trouve placé, entre les jambes de l’enfant, un morceau de bois sur lequel il est à cheval, comme un cavalier sur sa selle ; ce morceau de bois est creux, pour éviter à la mère le soin de défaire trop souvent les linges et les cuirs qui enveloppent son nourrisson. Le berceau est placé verticalement, suspendu à l’intérieur ou à l’extérieur de la tente. Aussitôt qu’il peut se traîner, l’enfant grimpe sur un mouton ou sur un chien ; quand il a trois ans, il monte en croupe avec ses frères ou ses amis plus âgés ; à huit ans, c’est un cavalier parfait ; à douze ans, il dompte des chevaux sauvages.

C’est surtout pour voir accomplir cette œuvre de Centaures que le prince nous a fait traverser le Volga et qu’il caracole au milieu du sable. Tout a coup il fait un signe à ses écuyers, et ceux-ci se dispersent autour d’un grand troupeau de chevaux, paissant dans le steppe à cinq cents pas de nous.

Un de ces hommes est muni d’un lasso. Il s’élance au milieu des chevaux, qui manifestent visiblement leur mécontentement et leur effroi par le désordre qui se met au milieu d’eux ; il fait son choix parmi les plus vigoureux et les plus ardents, et, le « laçant » avec habileté, il l’entraîne avec force à quelques pas de ses compagnons. Plusieurs écuyers se précipitent immédiatement sur l’animal et le renversent ; dès que l’un d’eux est parvenu à enjamber le corps de l’animal, les autres s’éloignent précipitamment ; le cheval se croit libre, il se relève, mais avec un cavalier. Après un moment de stupeur, il se cabre, il rue, il se roule dans le sable, sans pouvoir se débarrasser de celui qui le monte ; il part, il bondit dans la direction de la steppe, mais maintenu et dirigé par son cavalier, il est forcé de revenir près du fleuve ; alors, fou de colère et de terreur, il roule deux ou trois fois sur lui-même — sans réussir à détacher de ses flancs celui qui le maîtrise ; enfin il se précipite dans le Volga ; mais la toute sa fougue tombe, il remonte et se couche vaincu.

On renouvelle plusieurs fois la même expérience avec des péripéties différentes, mais toujours avec le même résultat.

Une espèce de carrousel commence, où les cavaliers montant à poil nu, ramassent des pièces de monnaie jetées sur le sol. Les roubles-papiers y sont ensuite déposés par les spectateurs et enlevés avec la même dextérité ; cet exercice semble leur plaire beaucoup plus que tous les autres.

Tous les exercices équestres terminés, la lutte commence. À peu de choses près, elle est telle qu’on la voit pratiquée en Provence. Les champions, après s’être frotté le nez en signe d’amitié, se saisissent à bras le corps et chacun d’eux s’efforce de faire toucher le sable aux épaules de son adversaire. Tout se passe très-loyalement, et, malgré quelques thorax et quelque amour-propre un peu froissés, tout se termine convenablement.

On repasse le Volga pour retourner au château. J’ai fait quelques croquis et pris des notes ; néanmoins j’ai encore à recueillir bien des renseignements sur la vie nomade.

On plaint généralement ces pauvres peuplades, qui savent si bien se passer des bénéfices de la civilisation. Je ne crois pas qu’il y ait au monde de peuple plus heureux que les Kalmouks ; quoique soumis à la Russie, ils ont conservé leur indépendance. Cette facilité qu’ils ont de pouvoir se déplacer rapidement, leur peu de besoins, font qu’ils se contentent d’un pays qui serait insuffisant pour tout autre peuple ; ils aiment, possèdent et pratiquent la liberté.

Qu’il me soit permis, à ce propos, de citer encore un passage de Mme Hommaire de Hell : « Si le bonheur, » a-t-elle écrit, « est réellement dans la liberté, nul ne peut se dire plus heureux que le Kalmouk. Habitué à voir s’étendre devant ses yeux un horizon sans bornes, à ne subir aucune entrave, à planter sa tente où son caprice le conduit, on conçoit que, hors de sa solitude, il se trouve emprisonné, étouffé, étreint dans un cercle de fer, et qu’il aime mieux se donner la mort que de se résigner à vivre dans l’exil. Pendant notre séjour à Astrakan, tout le monde s’entretenait d’un événement récent qui servit à nous prouver combien l’amour du sol a de puissance sur ces hommes primitifs.

« Un chef kalmouk, rival d’un Cosaque, tua ce dernier dans un accès de jalousie, et, sans essayer de fuir pour échapper au châtiment, augmenta encore la gravité de son crime en tenant tête à un détachement envoyé pour l’arrêter. Plusieurs de ses serviteurs l’aidèrent dans sa rébellion, mais le nombre l’emporta ; tous furent faits prisonniers et conduits provisoirement dans un fort pour y rester jusqu’à ce que leur jugement fût prononcé.

« Au bout d’un mois, arriva l’ordre de les diriger sur la Sibérie, mais les trois quarts des captifs n’existaient