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Tien-tsin, en faisant à mi-route escale à La charmante ville chinoise de Tchéfou. Si j’étais chargé d’ajouter un qualificatif à son nom, je l’appellerais Tchéfou-les-Bains. C’est en effet le Dieppe chinois, où chaque année, durant la belle saison, tous les Européens, anémiés par un long séjour en Chine, se rendent en foule de tous les ports ouverts. Ils y retrouvent, grâce à l’air salin qu’on y respire, non seulement la santé, mais de nouvelles forces pour résister au climat débilitant de l’Extrême-Orient. Aussi à côté de la ville chinoise s’élève un véritable sanatorilum où l’on jouit de l’aimable vie de nos plages les plus élégantes, grâce aux nombreux hôtels qui y sont établis, donnant à tour de rôle fêtes, bals, concerts, etc., et à de délicieuses excursions en mer, ou dans les montagnes et vallées environnantes.

À peine arrivé à Tchéfou je me rends chez M. Fergusson, consul de Belgique et vice-consul de France et de Russie, pour lui demander quelques renseignements pratiques sur mon voyage. Il me dit que le moment est mal choisi, car on a dû récemment débarquer les fusiliers marins des flottes européennes pour protéger les consulats pendant les dernières émeutes qui ont troublé Séoul. « Mais tout cela est heureusement terminé. Puis-je donc raisonnablement avoir fait plus de la moitié du tour du monde et m’en retourner par l’autre côté sans avoir pénétré en Corée, but principal de mon voyage ?

— Réflexion faite, vous pouvez aller jusqu’à Séoul ; quant à traverser la Corée pour vous rendre à Fousan, voyage que nul Européen n’a encore fait, renoncez-y.

— Il faut cependant que quelqu’un commence et je désirerais que ce fût moi, étant venu absolument pour cela.

— C’est impossible dans l’état actuel des choses, réplique mon interlocuteur : la famine commence à se faire sentir sur la côte est, vous tomberez inévitablement entre les mains des bandits. Ils viennent de s’organiser en troupes, attaquent les villages, pillent les maisons, violent les femmes et massacrent tout ce qui s’offre à eux…, même les voyageurs, ajouta-t-il en souriant.

— Vos informations me réjouissent médiocrement, mais ne peuvent changer ma résolution

— Vous la modifierez à Séoul.

Je rappelle au consul la fable des bâtons flottants, le remercie de son aimable accueil, et me prépare à partir par le premier bateau se rendant en Corée.

J’attends plusieurs jours, ayant manqué la correspondance bi-mensuelle ; mais, accueilli de la façon la plus gracieuse par l’aimable colonie anglaise, le temps passe rapidement et c’est avec un véritable sentiment de tristesse qu’un soir de bal-concert je dois brusquement me rendre au bateau de Tchémoulpo. Le stéamer ne fait que toucher à Tchéfou, car à peine mon sampan l’a-t-il rejoint au large que nous partons, par une nuit noire, humide et glaciale. Personne sur le pont ; je pénètre au salon, il est désert ; me voyant seul, je rentre dans ma cabine et regrette d’autant plus vivement l’aimable réunion de femmes brillamment parées que je viens de quitter. Je les évoque par la pensée et les revois bientôt glisser souriantes autour de moi, qui n’ose rouvrir les yeux, craignant de voir s’évanouir leurs fugitives et charmantes images. Je m’endors ainsi, doucement bercé par la mer.

Après une nuit d’une heureuse navigation, je monte le matin sur le pont. Le navire suit la côte chinoise ; elle se déroule sous nos yeux avec ses nombreux sommets onduleux et déboisés, qui se fondent mélancoliquement dans un ciel de nuages gris. Le capitaine du Suruga Maru et son second se montrent d’une rare amabilité pour moi, ainsi qu’un Anglais se rendant par mer à Fousan. Les autres voyageurs sont japonais ou chinois ; l’un de ceux-ci parle admirablement le français et me sert d’interprète auprès de ses concitoyens. Pendant le déjeuner, le capitaine me demande si j’ai déjà rencontré des Coréens. Je raconte qu’au Japon, à bord du vapeur qui devait me conduire de Kobée à Nagasaki, je vis, quelques instants avant le départ, se diriger vers nous deux grandes barques remplies de fonctionnaires japonais et d’un groupe d’hommes étrangement costumés. On me dit que c’était un prince coréen avec sa suite. À l’inspection rapide des traits de leurs visages, et de leurs vêtements absolument nouveaux pour moi, je sentis de suite qu’un riche domaine ethnographique m’est ouvert en Corée : je ne les quittai plus des yeux.

Les fonctionnaires japonais, après avoir installé cérémonieusement à bord le prince coréen, lui souhaitent un bon voyage et se retirent au moment où nous levons l’ancre. À peine sommes-nous en marche, que le prince, jeune homme d’environ vingt-cinq ans et d’une rare distinction native, frappé de la curiosité avec laquelle je l’examine de loin, ainsi que ses compagnons, s’avance vers moi en souriant. Je me lève aussitôt, Je vais au-devant de lui : nous nous rejoignons, et, faute d’une langue commune pour nous entendre, nous exprimons nos sentiments réciproques par une pantomime sympathique aussi vive qu’animée. Je lui tends des cigares, il m’offre des cigarettes, prend amicalement ma montre dans ma poche et me fait examiner celle qu’il vient d’acheter. Puis vient le tour de nos lorgnettes, de nos vêtements, enfin de tout ce qui peut être le sujet d’une mutuelle curiosité. Tout cela est accompagné de rires, de poignées de main, de mots anglais, japonais, coréens et français que certainement nous ne comprenons pas tous deux. Les trois vieillards, conseillers du prince, et ses nombreux serviteurs groupés autour de nous se lèvent à notre exemple, quand notre curiosité est satisfaite, et nous nous retirons dans nos cabines en nous faisant mutuellement mille politesses, au grand étonnement d’un groupe d’Anglais et de jeunes Anglaises qui se regardent souriant et ne s’expliquent pas cette sympathie inattendue.

Le lendemain matin, j’étais assis sur le pont, non