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loin des charmantes misses dont j’ai parlé, quand apparaît brusquement le prince, non plus dans son costume de soie rose recouvert de gaze, mais revêtu seulement d’un large pantalon bouffant en soie blanche et d’un court veston bleu ciel.

Le prince s’élance vers moi, sa figure exprime une grande anxiété, mêlée à un vif sentiment de confiance. Il me le témoigne aussitôt en relevant sa large manche jusqu’aux épaules, pour me montrer avec inquiétude les mille piqûres qui mouchettent sa peau d’une rare blancheur. Je lui fais comprendre par signes qu’il a été probablement victime des moustiques. Il m’indique de la tête que c’est beaucoup plus grave, et, brusquement, me tournant le dos, il relève son veston, abaisse son pantalon et me montre les premiers quartiers d’un astre que je m’empresse d’éclipser en le recouvrant, au bruit des rires et des cris d’indignation des jeunes misses qui assistent à cette consultation extra-médicale. Pour y mettre fin, je prends le prince par la main, le conduis gravement à la salle de bains et l’invite à y prendre place. Il comprend, me remercie, et voilà comment, avant d’aller en Corée, j’ai vu sur toutes ses faces un prince coréen. Cette histoire amusa beaucoup l’indulgent capitaine du Suruga Maru, ainsi que mes très aimables compagnons ; C’est ce qui me décide à la raconter ici.

Jonque coréenne. — Gravure de Ruffe, d’après une photographie.

Le lendemain matin, réveillé par le brusque arrêt du bruit de la machine, je monte sur le pont et suis ravi par l’admirable situation de la baie de Tchémoulpo. C’est une des plus belles que j’aie vues de ma vie. Des montagnes pittoresquement dentelées s’élèvent partout sur la côte et sur les îles qui forment le port ; elles l’abritent de la façon la plus complète et la plus charmante dans un véritable nid de verdure qu’illuminent en ce moment les premiers rayons du soleil levant.

Sans perdre un instant, je laisse à bord mon bagage, que je ne sais où remiser à terre, et me précipite dans un sampan. Un quart d’heure après, je foule enfin le sol de la Corée, jouissant une fois de plus de l’étrange impression de me trouver brusquement seul au milieu d’une population dont je ne connais ni la langue, ni les mœurs, ni les coutumes. Des centaines de terrassiers coréens, les jambes demi-nues, sont là en train de disposer les terres qui doivent former le quai de débarquement. De nombreux portefaix, revêtus d’une culotte et d’un veston en coton blanc, apportent des matériaux au moyen d’un crochet en bois grossièrement équarri, analogue au nôtre et maintenu en équilibre sur le dos par une corde qui s’appuie sur le front. Leurs cheveux forment une tresse qui se dresse comme une corne au sommet de la tête. Tous sont nu-pieds ou portent des chaussures de paille, où le pouce n’est pas séparé des autres doigts comme chez les Japonais ; le Coréen, du reste, les dépasse de beaucoup comme taille, et son visage a un tout autre caractère.

Çà et là, des femmes apportent à leurs maris leur nourriture. Elles sont fort laides et disgracieuses, se rasent les sourcils en ligne étroite afin de décrire un arc parfaitement net. Leurs cheveux huilés, épais, noirs et à reflet roux, forment, par je ne sais quel artifice, une énorme coiffure qui charge lourdement leur tête. Toutes ont l’air plutôt empaquetées qu’habillées, et je suis étrangement surpris de voir la plupart d’entre elles laisser sortir complètement leurs seins de leur vêtement, ouvert horizontalement sur la poitrine. Plus loin jouent, en poussant de grands cris, quelques jeunes gens ; si je n’avais vu leurs mères, je les prendrais pour des femmes, tant mon regard est trompé par la grâce de leurs traits, leurs longues tresses flottantes et leur singulier pantalon bouffant qui ressemble à une jupe. Je quitte le port et entre dans la ville coréenne, si l’on peut donner ce nom au rassemblement de quelques centaines de toits de chaume, qui s’élèvent de trois à quatre pieds au-dessus du sol, formant de véritables tanières où l’on ne pénètre que courbé à demi.

Une rue et quelques étroites ruelles constituent ce grand village coréen, né d’hier par suite de l’ouverture du port de Tchémoulpo aux Européens. Il est dominé par le vaste yamen du gouverneur, dont l’énorme toiture, légèrement relevée, rappelle les constructions du même ordre en Chine, mais avec de notables différences. En effet, cet immense bâtiment paraît de loin n’avoir que des fenêtres ; cela tient à ce que l’édifice, surélevé de quelques pieds au-dessus du sol, s’étend sur un vaste plancher où chaque fenêtre forme une véritable porte permettant de circuler sous l’espèce de véranda formée autour de l’édifice par la toiture débordante. On jouit de là d’une magnifique vue de la baie. Elle semble absolument fermée par les îles, qui forment un immense amphithéâtre maritime de l’effet le plus imposant. Au centre s’élève un petit îlot couvert de verdure, et sur la droite, la rivière de Séoul, coulant en capricieux méandres, étincelle sous Les rayons du soleil. Je me dirige de ce côté, et passe par la concession japonaise. Je me crois de nouveau transporté au Nippon.