Page:Le Tour du monde - 63.djvu/298

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Quel contraste avec la misère du hameau coréen que cette ville propre, gaie, affairée, où les Japonais ont apporté avec eux leurs mœurs, leurs coutumes, leurs usages ! Aussi ont-ils absorbé ici la plus grande partie du commerce, et leurs établissements prennent chaque jour plus d’importance, n’ayant guère pour concurrents que quelques maisons chinoises. Je remonte la large rue bordée de coquettes maisons qui traverse le milieu de ce quartier, et arrive à la concession européenne, occupée seulement par deux ou trois négociants. J’y fais la connaissance du très aimable M. Schœnike, commissaire des douanes, et de son second, un gai Français, M. Laporte, qui me conduisent chez le jeune et charmant consul d’Angleterre, où nous sommes reçus le plus gracieusement du monde. Ces visites faites, je m’installe dans un petit hôtel européen tenu par un Triestin. Celui-ci m’engage à aller chercher au plus vite mon bagage au bateau si je ne veux pas le faire porter à dos d’homme, car, la marée étant ici de 26 à 30 pieds, la mer va bientôt se retirer à plusieurs kilomètres. En effet un petit navire ancré à l’avant de notre vapeur est déjà à sec et maintenu debout par d’énormes poutres : il a l’air de loin d’une immense araignée. Je me hâte donc et suis de retour avec ma barque avant que la vaste baie soit transformée en une immense plaine de sable qui permet de se rendre à pied à l’île verdoyante dont j’ai parlé. Ce brusque changement se produit deux fois par jour et modifie du tout au tout l’aspect général et le ton du paysage, qui passe successivement d’un fond vert de mer à un jaune sablonneux.

Portefaix. — Gravure de Bazin, d’après une photographie.

Durant cette journée la petite colonie européenne me fait grande fête et m’engage fort à aller à Séoul par un petit service journalier de bateaux à vapeur qui vient d’être organisé. Mais, le bateau n’étant pas arrivé le lendemain, je prends, sans plus attendre, congé de mes nouveaux amis, les remercie chaleureusement et pars. Ma petite caravane est composée de deux chevaux pour mes bagages et mes instruments, d’un troisième pour moi, enfin des trois palefreniers propriétaires des montures. Ces hommes, vêtus comme les terrassiers, ont une longue pipe d’environ 1 m. 20, qu’ils placent, quand ils ne fument pas, entre leur dos et leur veston. L’extrémité du tuyau où l’on aspire ressort derrière le col, tandis que le fourneau en métal se présente beaucoup plus bas, ce qui offre un aspect des plus bizarres lorsqu’ils marchent ainsi, les bras ballants. Nous traversons à grands pas plaines, vallées, coteaux, tantôt au milieu des champs cultivés, tantôt à travers de

hautes herbes. Partout des chevaux ou plutôt de petits poneys, ou de superbes taureaux, quelquefois attelés à une charrette rudimentaire, Je ne reverrai plus ces charrettes, dans mon voyage, car elles font uniquement le trajet de Tchémoulpo à Séoul, un des rares parcours en Corée où l’on trouve sur une certaine longueur un semblant de route.

Nous arrivons au pied d’un contrefort, le Pel-ko-kai ; il est si rapide que pour ménager mon cheval je le franchis à pied ; puis je continue à suivre la vallée, fort intrigué par les arrêts successifs de mes hommes dans de petites chaumières coréennes au-dessus du toit desquelles une longue perche tient suspendu en l’air un petit panier oblong en osier. Je poursuis donc seul ma route à travers la campagne, rattrapé de temps à autre par les palefreniers. Bientôt, à leur marche titubante, je ne tarde pas à connaître la cause de leurs fréquentes disparitions ; elle m’est absolument confirmée, quand l’un d’eux vient à tomber sur le dos d’une si fâcheuse manière qu’il en casse sa longue pipe.

J’aurais eu là d’assez tristes compagnons de voyage si la boisson les eût rendus méchants ; mais ils restent dans la période du grand attendrissement, m’offrant des fruits qu’ils ont achetés je ne sais où, et insistant avec véhémence pour me faire fumer leurs grandes pipes. Je parviens à les maintenir dans ces aimables dispositions et à les empêcher de s’éloigner désormais des chevaux, en leur faisant comprendre par gestes que si je suis content d’eux, ils auront un bon pourboire à Séoul. C’est ainsi qu’après avoir passé Sadari-chou-mak, nous arrivons au petit bourg d’Ori-kol-chou-mak, où nous devons nous arrêter pour le repos et la nourriture des chevaux. Je refuse d’entrer dans la soi-disant auberge, dont un seul regard m’a révélé la parfaite malpropreté, et reste dehors, assis sur mes malles. Ma présence excite une vive curiosité chez les habitants, qui m’entourent respectueusement. Ils se montrent vivement intrigués de mon costume, particulièrement de mes gants, de mes guêtres de cuir, et me demandent très poliment à les toucher. Après une halte d’environ deux heures nous repartons enfin, à la suite d’un Chinois admirablement monté. Il prend la tête de la caravane, à ma grande satisfaction, car nous marchons maintenant beaucoup plus vite, car j’ai excité à le suivre mes palefreniers, de plus en plus émus. Nous parcourons un pays beaucoup plus plat et atteignons bientôt un bras du Han-kang, que nous traversons à gué ; alors nous nous trouvons dans une immense