Page:Le Tour du monde - 63.djvu/315

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souvent leurs charges sur le sommet de la tête ; quant à leurs enfants, elles les transportent sur leur dos comme au Japon, et elles-mêmes, à la suite de longues marches, se font quelquefois porter à califourchon sur les épaules d’un parent, d’un serviteur ou d’un galant. Le plus triste des portages est certainement celui de la cangue ; mais le comble du genre est d’en charger moyennant finance son geôlier, pendant que, soi-même, on fume tranquillement sa pipe.

Palanquin. — Gravure de Krakow, d’après une photographie.

Si je me suis quelque peu étendu sur le portage humain, c’est qu’il est peu de pays où il ait autant d’importance qu’en Corée. En effet, l’absence presque complète de routes, dans cette contrée absolument hérissée de montagnes, fait qu’il n’existe, pour ainsi dire, aucune voiture, et, comme les chevaux sont à peu près exclusivement réservés au service de la poste gouvernementale, toutes les marchandises sont portées à dos d’homme. Comme si l’on nous montrait ce jour-là tous les moyens de transport employés ici, voici que nous devons quitter brusquement le milieu de la rue pour laisser passer une troupe de soldats coréens, à demi habillés à l’européenne et le fusil à tabatière sur l’épaule. Ils escortent le ministre de la guerre, porté sur un superbe palanquin du genre de ceux qui nous amènent les grands personnages à la Légation. Ces chaises ouvertes sont quelquefois montées sur une seule roue, qui, donnant un point d’appui, nécessite moins de porteurs. On emploie aussi des palanquins fermés ; mais ceux-ci, loin de ressembler aux chaises chinoises, dont la forme rappelle celles autrefois en usage chez nous, sont au contraire de simples petits cubes hauts d’un mètre. Le voyageur, qui y est assis les jambes croisées sous lui, se trouve dans l’impossibilité de bouger ; le séjour y est donc des plus fatigants pour l’Européen. Ces palanquins servent non seulement aux hommes et particulièrement aux femmes, mais encore au transport des dieux, dans les processions. On en fait même de forme plus réduite, destinés, dans les cérémonies funèbres, à ramener les tablettes mortuaires, c’est-à-dire le bon esprit du défunt, à la maison.

Nous continuons notre promenade et croisons un singulier cortège, composé d’un certain nombre de musiciens accompagnant un jeune homme ont deux serviteurs maintiennent le cheval. C’est un licencié qui vient de subir heureusement ses examens. Son chapeau indique son grade ; il est orné de deux espèces d’antennes arrondies longues de près de 40 centimètres, toutes couvertes de fleurs. Notre héros fait ses visites officielles dans ce pompeux appareil, qu’il doit malheureusement payer de ses propres deniers. Un peu plus loin, nous sommes rejoints par un élégant cavalier que nous reconnaissons pour un homme de cour à son costume et à son chapeau de crin d’où partent horizontalement deux petites ailes. Il est suivi par un serviteur à pied portant sur son épaule, dans un filet en corde, une boîte ronde en cuivre, de 25 centimètres de diamètre sur 12, qui étincelle aux rayons du soleil couchant, avec des reflets d’or. Frappé du cérémonial de ce nouveau portage, je demande à mon compagnon de promenade si ce vase n’est pas une boîte à conserves. Il se met à rire.

« Ah ! je devine, lui dis-je : c’est un grand drageoir.

— Vous n’y êtes pas, me dit-il ; ce vase, toujours en métal, avec couvercle et sans anse, joue un rôle bien plus important dans la vie coréenne. Il est obligatoire pour tous ; aussi chacun a le sien et ne le quitte jamais, même en visite et surtout en voyage. Pauvre, on l’emporte avec soi ; riche, un serviteur spécial lui est attaché et doit le tenir à tout instant, dans le plus brillant état de propreté, à la disposition du maître. Le mandarin lui-même, dans toute la pompe de ses voyages officiels, le traitant presque à l’égal de ses propres sceaux, l’emploie comme contrepoids sur le cheval qui les porte.

— Mais quel est donc son usage ?

— Il sert de jour et de nuit, dans la solitude et en pleine réunion, enfin chaque fois que la nécessité s’en fait sentir. Voici comment : sur un signe, le préposé vous le remet en main propre et on le glisse doucement sous sa longue redingote. Sa fonction remplie, remettant prudemment le couvercle, on le sort de l’asile où il a été un instant caché, pour le rendre au serviteur attentif ; celui-ci sait ce qu’il lui reste à faire, pendant qu’on continue tranquillement la conversation, comme si rien ne s’était passé. De plus, ce meuble tient lieu de crachoir et remplace au besoin un bougeoir lorsque son propriétaire en a fait disposer le couvercle à cet effet ; enfin, précieuse cassette ! il sert souvent d’oreiller aux déshérités de ce monde. Aussi, vu son quintuple usage en Corée, ajouta mon compagnon, je vous conseille, lorsque vous en parlerez, de l’appeler le « vase national ».