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pérégrinations, il ne me reste donc plus, pour accomplir un voyage d’exploration en Corée, qu’à me rendre de Séoul à Fousan.

M. Collin de Plancy approuve absolument ce projet, mais il me conseille de passer par Taïkou, la capitale du Kyeng-sang-to. Ceci double presque la longueur du voyage, par suite des difficultés de la route, mais offre un bien plus grand intérêt ethnographique que la voie directe. Il n’y a pas à hésiter. Je presse l’emballage de tout ce que j’ai acheté à Séoul pour l’expédier directement en France par Tchémoulpo, et me procure ce qui est nécessaire pour mon exploration : fourneau, batterie de cuisine, vins, conserves de toutes sortes, farine pour faire mon pain, enfin une vieille boîte à pétrole, de 60 centimètres sur 30, qui entourée de charbon me servira de four. Je commande aussi de grandes cartes de visite en papier rouge, de 15 centimètres sur 8, avec mon nom en caractères chinois ; si j’avais été en deuil, j’aurais dû, suivant les rites coréens, les faire exécuter sur papier blanc. Ces cartes, renfermées dans un immense portefeuille-ministre en papier huilé avec garniture et cadenas en cuivre, seront portées cérémonieusement par le serviteur chargé d’en faire le dépôt chez les mandarins des districts que je dois traverser. Enfin, respectueux des usages du pays, je m’offre l’indispensable vase-bougeoir en cuivre sur lequel le lecteur sait déjà à quoi s’en tenir. Tel est, avec mes instruments scientifiques et mes effets personnels, l’ensemble de mon bagage, contenu dans quatre coffres en bois qui doivent être réunis deux à deux sur le dos de poneys coréens. Entre temps, M. Collin de Plancy s’occupe de mon passeport pour l’intérieur. On me l’envoie dans une immense enveloppe, de 25 centimètres sur 10 ; elle est lisérée de bleu, chargée de caractères chinois imprimés de même couleur, et porte, outre divers caractères tracés au pinceau, trois immenses sceaux de mandarin. Le passeport, de grandeur double, est orné de surcharges identiques.

Vase-bougeoir. — Dessin de F. Courboin, d’après nature.

Il ne nous reste plus qu’à résoudre l’importante question monétaire. On ne connaît en Corée que les sapèques, petites pièces de monnaie en cuivre percées au centre d’un trou carré qui sert à les enfiler sur une corde ; chaque centaine de pièces est séparée par un nœud en paille, pour les compter plus facilement. En ce moment 1350 sapèques valent une piastre mexicaine, environ 4 francs. La quantité de numéraire à transporter augmente donc le nombre des chevaux de la caravane et le danger d’être arrêté par les brigands. Je ne sais donc comment fixer la somme exactement nécessaire à mon voyage, aucun Européen ne l’ayant fait, sans compter que je désire acheter en route tout ce qui me semblera intéressant au point de vue de ma collection. M. Collin de Plancy, avec son tact habituel, tourne la difficulté en m’obtenant une lettre de crédit sur le Trésor royal. Cette missive, magnifique spécimen de papier coréen, est écrite entièrement à l’encre de Chine et surchargée de deux sceaux rouges : en voici la traduction :

« Ordre du ministre des affaires étrangères aux mandarins de chaque localité.

« Nous avons reçu de M. Collin de Plancy, commissaire du gouvernement français auprès de nous, une lettre où il est dit que son compatriote, M. Varat, sur les ordres du roi de France (!!!), est venu chez nous pour étudier nos habitudes, nos usages, nos mœurs, et réunir à ses frais une collection de tous nos produits artistiques, industriels et agricoles, qu’il offrira à son pays.

« Dans ce but il veut traverser la Corée et se rendre à Fousan en passant par Taïkou.

« C’est pourquoi nous envoyons cette lettre pour lui assurer une belle chambre (?), lui fournir tout ce dont il aura besoin et lui ouvrir un crédit sur notre Trésor royal. Avancez donc les sommes qu’il vous demandera contre son reçu, qui. nous sera ensuite remboursé ici. Inclinez-vous et obéissez.


« Signé : Ministre des affaires étrangères. »


Muni de ce précieux document, il ne me reste plus qu’à organiser ma caravane. M. Collin de Plancy pousse l’amabilité jusqu’à me donner pour interprète un des lettrés de la Légation, nommé Ni, qui a appris en partie notre langue grâce aux Pères et à notre éminent représentant. Celui-ci, pour augmenter mon prestige de mandarin français, m’offre comme escorte deux des soldats coréens chargés de la garde de la Légation. Enfin sa bonté, n’oubliant aucun détail, me procure un cuisinier chinois imbu de notre art culinaire, et fait chercher dans Séoul les huit chevaux et palefreniers qui me sont nécessaires. Les poneys sont amenés la veille de mon départ ; je les passe aussitôt en revue, le plus grand m’est destiné ; malgré sa taille exceptionnelle en Corée je puis le monter sans mettre le pied à l’étrier. Je dois éviter toutefois de me montrer à lui, car, à l’aspect de mon costume européen, il se dresse immédiatement debout sur ses pattes de derrière. C’est une habitude qu’il a religieusement conservée durant tout le voyage. Cinq des autres chevaux, quoique très petits, me paraissent avoir toutes les qualités nécessaires pour accomplir le voyage. Mais les deux derniers me semblent inacceptables : l’un à un regard sournois ne