Page:Le Tour du monde - 63.djvu/329

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brutes. Je devrais donc vous renvoyer de suite : pourtant, comme c’est la première fois que pareille chose se passe, je consens à vous pardonner si vous vous réconciliez immédiatement devant tous. » Ils hésitent, mais, voyant que décidément je me fâche, ils s’embrassent enfin tant bien que mal. Deux heures après ils rient ensemble sur la route et de si affectueuse humeur que je leur envoie à chacun un cigare pour les consoler de leurs meurtrissures. J’ai trouvé là, comme dans bien d’autres circonstances, la preuve de la violence mais aussi de la mobilité du caractère coréen.

Tout cela avait pris beaucoup de temps ; très heureusement pour nous, il y a un semblant de route dans la plaine que nous traversons, et le beau temps nous permettra de marcher pendant la nuit, car la journée est fort avancée. Déjà le soleil commence à se coucher, dorant la large vallée de ses feux qui miroitent dans le lointain sur la large nappe formée par un coude du fleuve. Au milieu du silence du soir, des cris étourdissants retentissent et un vol de pies noires au ventre et aux extrémités des ailes d’un blanc éclatant s’élève à ma droite, tandis que plus loin vers la gauche un énorme milan plane dans l’azur, guettant sa proie. Cependant la nuit se fait, une nuit sans lune, mais semée de millions d’étoiles ; le noir des champs nous environne, et la route, éblouissante de blancheur, s’y dessine comme un sillon d’argent. Le pied de mon cheval s’enfonce doucement dans un sable doux comme la ouate : il me semble que nous marchons sur des nuages, Une voix s’élève et chante un refrain plaintif et doux que reprennent en chœur les hommes de mon escorte. Cette mélodie s’harmonise si bien avec tout ce qui nous entoure que je crois faire un rêve charmant dont je ne voudrais pas voir la fin. C’est que, infiniment supérieure à tout ce que j’ai entendu en Chine et au Japon, la musique de mes gens a un mouvement rythmique qui me pénètre et m’envahit comme celui des chants rustiques de notre vieille France. Charmé de ce voyage de nuit et de l’excellent concert nocturne de mes hommes, je leur fais donner à tous des cigares en arrivant à l’auberge. Ils auraient pu en effet s’arrêter à la dernière auberge sous le prétexte local que, cette route était exceptionnellement entretenue, on ne pourrait réquisitionner les torches sans lesquelles le Coréen ne voyage pas de nuit.

Rizière. — Dessin de Riou, d’après une photographie.

Nous quittons Chou-yan-chang le lendemain matin ; une heure après notre départ, je veux savoir à mon tour l’impression que produira notre musique sur mes compagnons. Je me mets donc à chanter quelques airs d’opéra-comique : ils en paraissent charmés ; puis viennent nos grands opéras, qui obtiennent le même succès ; enfin j’entonne la Marseillaise ; alors je jouis du spectacle le plus inattendu. Comme électrisés, mes gaillards, sans comprendre un mot de ce que je chante, se redressent soudain, rejettent la tête en arrière et marchent militairement en cadence. Mieux encore, nos chevaux, entraînés par l’exemple, prennent eux-mêmes je ne sais quelle allure martiale. Ceci est absolument exact, et ce que j’ai obtenu si facilement des Coréens, je l’ai tenté vingt fois