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en fixer l’emplacement ; tous les ans les parents vont aux époques déterminées y accomplir les rites funèbres ; enfin, même après des siècles, le laboureur doit détourner d’elle sa charrue. Quiconque oserait y porter une main téméraire serait condamné à mort, la tombe étant, dans l’idée familiale coréenne, le lien indispensable du passé au présent, comme l’enfant est l’anneau qui relie le présent à l’avenir. Nous donnons la reproduction de quelques-uns de ces bouddhas funèbres que nous avions pieusement rapportés.

Plus loin l’aspect des tombes change, car ici comme en Europe le cimetière a ses modes : c’est ainsi que nous rencontrons quelquefois sur notre route de magnifiques stèles d’une seule pierre, de 3 mètres de haut sur 1 de large, assez fréquemment en marbre ; le soubassement et le couronnement sont parfois curieusement sculptés dans le goût chinois, et l’épitaphe du mort y est gravée en caractères de cette langue. Les monuments funèbres des grands personnages sont, en général, de petites reproductions des magnifiques tombeaux des Mings dont j’ai admiré la superbe ordonnance aux environs de Pékin et de Nankin : seulement, au lieu de s’étendre sur plusieurs centaines de mètres et d’avoir, le long du parcours, d’énormes monolithes en pierre d’environ 6 mètres de hauteur, représentant des personnages ou des animaux gigantesques, ils sont réduits ici, dans une proportion égale à l’immense différence qui existe entre un simple mandarin coréen et l’illustre fondateur de la dynastie des Mings. En voici la disposition générale : un monticule de terre hémisphérique et recouvert de gazon abrite le corps du mort ; en face une grande table en pierre sert À disposer les offrandes ; de chaque côté se dressent sur deux lignes une suite de figures en pierre représentant deux guerriers, deux lions ou chiens de Corée, puis deux colonnettes sur lesquelles l’esprit du mort comme un oiseau peut se reposer, enfin, à la droite même de la table en pierre, mais à quelque distance, s’élève une stèle où est gravée l’épitaphe ; certaines tombes se complètent par l’adjonction de deux statues de lettrés et même parfois de deux chevaux de pierre pour le cas où l’âme du défunt voudrait entreprendre quelques voyages. Telles sont les principales observations que j’ai faites sur l’architecture funéraire en Corée. Quant aux usages et cérémonies relatifs à l’érection de ses monuments, aux offrandes et sacrifices funèbres, au deuil, etc., nous en parlerons lorsque nous nous occuperons du culte des morts.

La nuit est assez avancée à notre arrivée à l’auberge où nous devons loger. Comme personne ne répond à nos appels, pour ne pas rester sans abri, nous sommes obligés, hélas ! d’y pénétrer de force. Le brasier central flambe aussitôt, et je vois à sa lueur quelques femmes à demi vêtues s’enfuir des chambres des voyageurs, qu’il leur est interdit d’habiter. Tout mon monde installé, je commence à peine à souper qu’un effroyable Un tamarre retentit. Certes les Coréens sont très bruyants, ils aiment à parler haut, à rire, à chanter, à crier, à musiquer, souvent même au milieu des champs, où nous avons entendu le plus charivarique concert de voix et d’instruments qu’on puisse imaginer.

Eh bien, ajoutez encore à tous ces bruits le grognement effroyable que poussent les porteurs de mandarins de passage ici, et vous aurez une faible idée de l’épouvantable cacophonie qui nous tint éveillés toute la nuit. En voici la cause : une maison située à quelque cent mètres de l’auberge est, paraît-il, hantée par un mauvais esprit, qui, échappé de la tombe, attire une série non interrompue de malheurs sur la famille dont il est devenu l’hôte dangereux.

Aussi, pour y remédier, a-t-on fait venir un certain nombre de sorciers et de sorcières, qui sont en train d’opérer. Voici comment ils opèrent : ils dressent d’abord dans l’intérieur de la maison un autel funèbre recouvert des mets les plus exquis, prient l’esprit de bien vouloir accepter, en le conjurant de renoncer à tourmenter des gens qui sont prêts à tout faire pour lui. S’il hésite, on cherche à le convaincre en passant toute la nuit à chanter, à danser et à faire un infernal vacarme avec des instruments de toutes sortes, en poussant des clameurs qu’on entend à plus d’un kilomètre. Cette cérémonie dure souvent plusieurs nuits, car nos sorciers, admirablement nourris et entretenus pendant ce temps, ne mettent ordinairement fin à leurs conjurations qu’après avoir épuisé les ressources de la maison ; à moins qu’on ne les appelle ailleurs dans de meilleures conditions. Alors ils déclarent qu’ils vont employer la force contre l’esprit irascible, et la nuit qui précède leur départ le tintamarre redouble, si c’est possible. Sorciers et sorcières, armés d’une fourche et d’un glaive montés sur bois peint en rouge et orné d’un gland de même couleur, pourchassent avec grand vacarme le mauvais esprit dans la pièce où on l’a forcé de se réfugier. Ils l’acculent dans un des angles de la chambre, et l’obligent, vers le matin, à entrer dans une bouteille préparée, qu’on rebouche immédiatement avec le plus grand soin pour l’enterrer ensuite à tout jamais. La cérémonie est définitivement terminée. Il ne reste plus qu’à payer largement nos bruyants sorciers et à les congédier jusqu’à ce que de nouveaux malheurs obligent à recourir à leur aide. En dehors de l’intérêt ethnique, je conclus de tout ceci que le Diable boiteux de Lesage, traduit en coréen, aurait là-bas un grand succès. Des cérémonies à peu près identiques à celles que je viens de décrire ont lieu dans beaucoup d’autres cas, notamment pour conjurer l’esprit de la petite vérole. Cette maladie, en dépit d’un vaccin nasal imaginé par les Coréens, exerce les plus épouvantables ravages. Presque tout le monde en porte les marques, et des milliers de personnes en meurent chaque année. Aussi, lorsqu’elle survient, chacun pour la désarmer suspend aux murs de sa maison de curieuses peintures représentant le terrible esprit sous la figure d’un personnage à pied ou à cheval, mais toujours revêtu, homme ou femme, du costume des plus hauts dignitaires du