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cents personnes qui composent la suite du gouverneur.

« N’avez-vous donc pas la famine en Europe ?

— Nous l’avons eue dans les temps anciens, mais nous sommes sûrs maintenant d’y échapper. » Nouveau mouvement de surprise dans l’entourage.

« Tenez-vous donc en votre pouvoir et les rayons du soleil et les nuages du ciel, et les vents qui les dirigent ?

— Hélas ! non, Excellence ; mais la famine ne peut s’étendre partout à la fois, et la rapidité de nos moyens de transport nous permet à peu de frais d’amener où il le faut la récolte abondante des pays éloignés.

— Je sais que vous avez chez vous des palanquins immenses mus par la vapeur, qui transportent tout très rapidement : mais en passant au milieu de nos terribles montagnes, vous avez dû juger de l’impossibilité pour nous d’établir ici de semblables véhicules. » Et tout l’auditoire d’approuver par des murmures flatteurs.

« Je demande pardon à Votre Excellence de ne pas partager son opinion, car les multiples obstacles dont elle vient de me parler seront aisément surmontés le jour où l’on chargera nos ingénieurs français d’exécuter les travaux nécessaires. »

Stupéfaction générale.

« Quoi ! la chose est possible ?

— Facile ; même si votre vénéré roi et père le veut, on traversera bientôt tout le pays en quelques heures, en passant, à son choix, au-dessus ou au-dessous des montagnes, »

Exclamation d’admiration de tous ceux qui m’entourent.

« Pourtant je ne dois pas cacher qu’il serait infiniment meilleur marché de passer par-dessus que par-dessous. »

Approbation générale.

« Nous étudierons tous la question, car nous savons qu’en Europe vous êtes les maîtres des sciences.

— Mais vous pouvez aussi les acquérir.

« Et comme chacun souriait d’un air de doute :

« Faites comme au Japon, Excellence : envoyez chez nous l’élite intelligente de votre brillante jeunesse, et elle rapportera et répandra bientôt ici toutes ces sciences que vous ignorez, contribuant ainsi à resserrer les liens d’amitié contractés récemment entre nos deux pays. »

Et le gouverneur, qui paraît charmé, veut absolument me retenir au yamen, et met plusieurs chambres à ma disposition. Je m’excuse près de lui de ne pouvoir accepter, désireux de partir le lendemain, ne voulant pas causer dans le palais un tel dérangement. Il insiste, je persiste en le remerciant mille fois de son accueil si largement hospitalier ; Son Excellence se lève, l’audience est terminée. Quand je remonte dans mon palanquin, mon escorte d’honneur est doublée. Me voici devenu au moins mandarin de première classe !

Aveugle. — Gravure de Krakow, d’après des dessins coréens.

Nous faisons dans ce pompeux cortège une longue promenade dans l’intérieur de la ville, dont je vais décrire le panorama du haut des murailles. On y monte mon palanquin pour me faire suivre le chemin de ronde, qui me rappelle absolument, mais dans de moindres proportions, l’enceinte de Pékin.

Comme celle-ci, il forme un immense parallélogramme dallé encadrant toute la ville. Au milieu de chaque pan se dresse également une magnifique porte fortifiée, surmontée d’un pavillon élégant. Il est orné dans l’intérieur de peintures et de nombreuses inscriptions rappelant les faits passés. De là j’admire le Komou-kan serpentant à travers une merveilleuse campagne que colorent vivement les tons mordorés de l’automne ; au loin et tout autour de nous se déroule un cercle de collines à demi fondu dans un ciel bleuté, qu’illuminent les rayons d’un soleil ardent dont la chaleur contraste agréablement avec le froid vif que nous avons enduré dans la chaîne centrale.

À mes pieds s’étend la grande cité avec ses rues, ses places et ses monuments ; dans les quartiers populaires les maisons sont couvertes de chaume, mas dans le centre de la ville, où habite l’aristocratie, se dressent d’élégantes toitures dont les tuiles à la bordure et aux arêtes capricieusement relevées, forment un heureux mélange de lignes droites et courbes d’une harmonie charmante. Nous admirons dans Île même style deux temples, une vaste école destinée à l’étude de la langue chinoise, enfin le yamen, absolument clos, qui contient des bâtiments multiples au milieu desquels le palais de réception dépasse tous les autres de son vaste toit polychrome d’où émerge au sommet d’un mât l’immense bannière rouge du gouverneur, flottant dans les airs et dominant la cité.

Tel est Taïkou. De retour à l’hôtel des Araignées, je trouve un délégué de Son Excellence qui me prie de nouveau en son nom de me rendre au yamen pour y loger. J’envoie une lettre d’excuses, et évite ainsi, à tort peut-être, toutes les exigences de l’étiquette coréenne pour vivre à ma guise après tant de fatigues. Je reçois le soir-même de nombreux cadeaux du gouverneur : poulets, œufs, pâtisseries, bonbons, kaki, etc. Nouvelle carte de remerciements, auxquels on répond en