Page:Le Tour du monde - 63.djvu/361

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quels nous rencontrons souvent des chapelles votives élevées en l’honneur de ceux ou de celles qui se sont distingués par le patriotisme, la piété filiale, l’accomplissement de leurs devoirs paternels, maternels ou fraternels, et même aux veuves dont la vertu a été l’honneur de leur sexe : glorieux édicules destinés à exalter dans tous les cœurs les vertus familiales, base de la société coréenne, Nous sommes maintenant dans une vaste plaine, bornée au loin par une chaîne de collines ; les rizières qui nous environnent forment un immense damier où de nombreux travailleurs, plongés dans l’eau jusqu’aux genoux, se livrent à leur dur labeur. La curiosité excitée par mon passage suspend à peine un instant leur travail, qu’ils reprennent aussitôt, tant est actif le paysan coréen. De temps à autre le soldat qui est en tête demande le chemin ou plutôt quelle est celle des petites crêtes émergeant des rizières qu’il faut suivre, et de loin notre caravane a l’air de marcher sur les eaux. Chacun s’empresse de nous renseigner de la voix, mais surtout du geste, car depuis que nous avons quitté Taïkou et avançons vers le sud, on comprend de moins en moins le langage de mes hommes, par suite du changement de plus en plus accentué de dialecte.

Voici que vient vers nous un grand et magnifique vieillard, il marche solennellement, s’appuyant sur le long bâton très bien travaillé qu’on appelle en Corée « canne de vieillesse ». À l’approche de l’ancêtre, chacun, pour laisser libre l’étroit chemin qu’il suit, entre sans hésiter à mi-jambes dans la rizière et le salue respectueusement ; moi-même je lance mon cheval dans l’eau, heureux, en suivant leur exemple, de rendre ainsi mon hommage européen à la majesté des ans. La vieillesse est une royauté doublement sacrée en Corée, car si l’aïeul a droit à la piété filiale de chacun, il doit aussi être pour tous et particulièrement pour les siens un vrai père ; si quelque égoïste y manque, le mandarin sait le rappeler à la vertu, sans pour cela manquer au respect dû au grand âge. J’en reproduis ici un curieux exemple : « Dernièrement, écrivait en 1855 Mgr Daveluy, un jeune homme de plus de vingt ans fut traduit devant un mandarin pour quelques francs de cote personnelle dus au fisc et qu’il se trouvait dans l’impossibilité de payer. Le magistrat, prévenu d’avance, arrangea l’affaire d’une manière qui fut fort applaudie. « Pourquoi n’acquittes-tu pas tes contributions ? demanda-t-il au jeune homme. — Je vis difficilement de mes journées de travail, et je n’ai aucune ressource. — Où demeures-tu ? — Dans la rue. — Et tes parents ? — Je les ai perdus dès mon enfance. — Ne resle-t-il personne de ta famille ? — J’ai un oncle qui demeure dans telle rue, et vit d’un petit fonds de terre qu’il possède. — Ne vient-il pas à ton aide ? — Quelquefois, mais il a lui-même des charges, il ne peut faire que bien peu pour moi. » Le mandarin, sachant que le jeune homme parlait ainsi par respect pour son oncle, et qu’en réalité celui-ci était un vieil avare fort à son aise qui abandonnait le pauvre orphelin, continua de le questionner. « Pourquoi à ton âge n’es-tu pas encore marié ? — Est-ce donc si facile ? qui voudrait donner sa fille à un jeune homme sans parents et dans la misère ? — Désespères-tu de te marier ? — Ce n’est pas l’envie qui me manque, mais je n’en ai pas les moyens. — Eh bien, je m’en occuperai ; tu me parais un honnête garçon et j’espère en venir à bout ; avise au moyen de payer la petite somme que tu dois au gouvernement et dans quelque temps je te ferai rappeler. » Le jeune homme se retira sans trop savoir ce que cela signifiait. Le bruit de ce qui s’était passé en plein tribunal arriva aux oreilles de l’oncle, qui, honteux de sa conduite et craignant quelque affront public de la part du mandarin, n’eut rien de plus pressé que de faire des démarches pour marier son neveu. L’affaire fut rapidement conclue, et l’on fixa le jour de la cérémonie. La veille même, lorsqu’on venait de relever les cheveux du futur époux, le mandarin, qui se faisait tenir au courant de tout, le rappelle au tribunal et lui réclame l’argent de l’impôt. « Eh quoi, dit le mandarin, tu as les cheveux relevés : es-tu déjà marié ? Comment as-tu fait pour réussir si vite ? — On a trouvé pour moi un parti convenable, et mon oncle ayant pu me donner quelques secours, les choses sont conclues : je me marie demain. — Très bien, mais comment vivras-tu ? as-tu une maison ? — Je ne cherche pas à prévoir les choses de si loin, je me marie d’abord, ensuite j’aviserai. — Mais en attendant, où logeras-tu ta femme ? — Je trouverai bien chez mon oncle ou ailleurs un petit coin pour la caser en attendant que j’aie une maison à moi. — Et si j’avais le moyen de l’en faire avoir une ? — Vous êtes trop bon de penser à moi, cela s’arrangera peu à peu. — Mais enfin, combien te faudrait-il pour te loger et t’établir convenablement ? — Ce n’est pas petite affaire, il me faudrait une maison, quelques meubles et un petit coin de terre à cultiver. — 200 nhiangs (environ 400 fr.) te suffiraient-ils ? — Je crois qu’avec 200 nhiangs je pourrais m’en tirer très convenablement. — Eh bien, j’y songerai ; marie-toi, fais bon ménage et sois plus exact désormais à payer les impôts. » Chaque mot de celle conversation fut répété à l’oncle ; il vit qu’il fallait s’exécuter sous peine de devenir la fable de toute la ville, et quelques jours après ses noces le neveu eut à sa disposition une maison, des meubles et les 200 nhiangs dont avait parlé le mandarin. » Connaissez-vous, lecteur, un autre pays où les devoirs de la famille soient tellement bien compris de tous qu’il suffise à la justice, quand quelqu’un les oublie, d’en paraître informée pour que l’ordre soit aussitôt rétabli ?

Bientôt nous sortons des rizières pour nous rapprocher des collines par un semblant de route que suivent de nombreux Coréens. C’est ainsi que, nous rapprochant de la mer, un mouvement de vie humaine de plus en plus accentué succède à notre isolement presque complet dans la montagne. Dans les villages où nous passons maintenant, tous les instruments agricoles servant à préparer le riz sont en mouvement. La fiévreuse activité qui règne dans ce canton provient de ce que ses habitants, ayant échappé seuls à la sécheresse,