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san, où il arrive fort avant dans la nuit ; ces retards dans l’arrière-saison ont fréquemment lieu sur les côtes de Corée.

M. Fougerat vient à bord et nous emmène chez M. E. Greagh, le commissaire des douanes, pour lequel j’ai une lettre de recommandation. Celui-ci nous accueille de la façon la plus charmante, il me félicite de mon voyage à travers la Corée, approuve fort au point de vue ethnographique mon excursion en Sibérie, et me donne même sur Vladivostok de sérieux renseignements, qui m’ont été fort utiles là-bas. Nous achevons la soirée par une sorte de concours de déclamation en langues française, italienne, anglaise, chinoise, japonaise et coréenne ; cette dernière fut préférée sous le rapport de la sonorité, de l’avis de tous, même des consuls chinois et japonais, pour rendre visite au très sympathique M. Greagh. Celui-ci me fit la gracieuse surprise de m’offrir, au moment du départ, un plan de Gen-san exécuté par un artiste de la localité, plus un morceau d’étoffe d’une finesse incomparable et d’un brillant aussi beau que la soie. Ce tissu, fabriqué dans le pays avec les fibres de certaines orties blanches qui y poussent en abondance, est un produit absolument national,

Le lendemain matin, le vent d’est souffle avec violence, et comme la rade n’est pas protégée contre lui, il est impossible de se rendre à terre, car la mer houleuse déferle de telles vagues sur la côte, qu’aucun bateau n’y pourrait aborder sans être brisé. Nous devons donc rester à bord, et patientons en prenant à huit heures un premier déjeuner au chocolat, à dix, le thé à la fourchette, enfin, à midi et demi, le grand déjeuner. Comme la bourrasque ne se calme pas, nous nous consolons par le thé de quatre heures, le grand dîner à sept heures du soir et le thé ; je n’ai jamais tant mangé de ma vie, me contentant partout de mes deux repas comme à Paris : aussi, après avoir pris un cocktail final, lorsque quelqu’un propose d’aller se coucher pour être réveillé de bonne heure, je donne le premier l’exemple. Le lendemain matin le vent a cessé, mais le temps est couvert ; parfois pourtant des échappées de soleil illuminent durant quelques minutes la magnifique baie à demi entourée d’îles aux collines boisées. La plus grande activité règne à bord, car on peut aujourd’hui opérer le débarquement des marchandises. Le capitaine nous emmène à terre dans son canot japonais, puis, tournant sa voile, il va avec ses trois magnifiques chiens chasser le canard sauvage dans les îles voisines, qui sont des plus agrestes.

Gen-san s’étend au bord de la mer au pied d’un cercle de collines plantées d’arbres clairsemés. C’est une ville absolument japonaise ; mais, comme elle est de fondation très récente, les maisons s’y dressent dispersées çà et là entre trois petites rivières, que franchissent d’élégantes passerelles qui donneront beaucoup de caractère à la ville quand elle sera achevée. Sur la droite s’ouvre le minuscule port en maçonnerie des bateaux de la douane dont les dépendances s’élèvent en arrière ; elles consistent en un vaste baraquement en bois destiné à abriter les marchandises, et en une jolie maison mandarinale où l’on tient les écritures.

Au centre des habitations disséminées des colons japonais est tracé un jardin en espérance, car les plantations datent de l’an dernier. Elles entourent capricieusement un rocher surmonté d’une petite pagode d’étagère, au pied de laquelle on jouit du magnifique panorama de tout le paysage environnant, limité par le délicieux profil des montagnes qui l’entourent de leurs sites multiples et verdoyants. Sur la droite s’élève le consulat du Japon, au milieu d’une immense cour murée où, en cas d’attaque, pourrait se réfugier toute la colonie. C’est que les Japonais, qui se savent détestés des Coréens, prennent, partout où ils sont en groupes, de grandes précautions, justifiées par les massacres dont ils furent les victimes à Séoul à la suite des traités en 1882. Enfin sur la pente même de la colline centrale s’élève le vaste yamen du gouverneur, près duquel se trouve l’habitation de M. Greagh, que mes compagnons et moi allons remercier d’une gracieuse invitation à dîner. Puis, quittant la concession, nous nous dirigeons vers le nord en suivant une route qui se poursuit le long des collines à travers des champs assez bien cultivés. Un grand nombre de Coréens y travaillent ; ils me semblent être de véritables paquets vivants, vu le froid, ayant doublé de ouate leurs vêtements, ce qui leur donne une ampleur extraordinaire. Le vrai Gen-san coréen s’appelle Tok-ouen ; il s’étend sur une longueur de plus d’une lieue ; aussi, quoique populeuse, la ville n’a que deux longues rues parallèles, coupées de nombreuses ruelles transversales, et trois places publiques, dont la principale, située au centre de la ville, sert au marché. On y fait un grand commerce de fourrures, d’après toutes les peaux d’animaux sauvages que je vois suspendues partout, du reste, les nombreuses boutiques devant lesquelles nous passons renferment des marchandises de toutes sortes ; j’en profite pour faire divers achats. Toutes les maisons sont basses, mais avec cette particularité que le conduit souterrain dans lequel on fait le feu en Corée se termine ici par un véritable corps de cheminée en bois ou en natte. Le jardinet qui entoure chaque propriété est clos de la même manière : de là résulte un ensemble fort pauvre. Mes compagnons veulent visiter une auberge coréenne devant laquelle nous passons ; ils y rentrent pour ressortir aussitôt en s’écriant : « Mais c’est horrible ! comment avez-vous pu vivre là dedans ? » Je tâche de leur ôter cette très mauvaise impression en leur disant que le splendide hôtel qu’ils viennent de visiter compte parmi les plus laids du pays, et nous revenons gaiement en voyant marcher devant nous, conduits par des enfants, des porcs dont on fait ici l’élevage. Ils sont de deux sortes : les natifs et les croisés ; les premiers ont l’air de petits sangliers, les seconds ressemblent beaucoup aux pores américains. Aux uns comme aux autres, on perce les oreilles, non pour leur attacher des boucles, mais pour y passer la corde avec laquelle on les dirige. C’est