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en cette singulière compagnie que nous arrivons, à la chute du jour, à la demeure de M. Greagh, où un excellent repas nous attend, servi avec tout le confort de la vieille Angleterre et suivi de la plus charmante soirée. On y parle naturellement de Gen-san et du magnifique avenir de ce port par suite de sa position géographique, qui le met en rapport direct, par une route déjà très fréquentée, avec Séoul et, par mer, avec Fou-san, Vladivostok et Nagasaki, ses proches voisins. Je partage absolument l’avis de ces messieurs, car je suis certain qu’avant peu d’années Gren-san sera un grand centre international en Corée.

Nous causons ensuite des mœurs locales, des principales productions du pays et enfin des grands fauves qui y abondent. J’apprends que les tigres fuient en hiver les grands froids de la Mandchourie, se dirigent vers le sud-est, du côté de Vladivostok, et redescendent en Corée le long de la mer du Japon, en chassant généralement par couples les animaux sauvages ; lorsqu’ils n’en trouvent plus, pressés par la faim, ils se rapprochent des villages, même des villes, et parfois pénètrent la nuit jusque dans les cours des maisons, comme cela a eu lieu peu avant notre arrivée chez notre gracieux amphitryon, dont les deux chiens ont été ainsi enlevés. Le nombre des grands félins est si considérable dans la péninsule, qu’on en exporte chaque année des centaines de peaux, sans compter la consommation locale, qui est très considérable, car tous les mandarins se servent de leur fourrure comme siège officiel. Je demande des renseignements sur les déprédations de ces fauves[1]. Beaucoup d’indigènes, m’assure-t-on, en sont journellement les victimes dans leurs biens et même leur personne, par suite de réelles imprudences, comme de coucher hors de leur maison en été, où de chasser seul, pour recueillir toute la prime et le prix de la riche fourrure de ces animaux. Tout ceci, dis-je, confirme mes idées à ce sujet, car pour moi le tigre pressé par la faim se jette seulement sur les isolés et fuit toujours devant un groupe humain, à moins qu’on ne l’attaque.

Armure de général coréen du xvie siècle, épées, masse d’armes et pistolet. — Dessin de F. Courboin, d’après une photographie.

« Pourtant, me répond-on, le prince de Galles aux Indes a eu un de ses éléphants assailli.

— C’est une nouvelle preuve de ce que je viens d’avancer. En effet, pendant le voyage princier, pour éviter tout accident, de nombreux rabatteurs précédaient l’escorte : un tigre passe entre eux et, les voyant s’éloigner, il pense leur avoir échappé ; mais survient le gros de la caravane : il se croit cerné et se défend, comme je le disais tout à l’heure.

— Donc, pour vous, ces grands félins ne sont nullement à craindre ?

— Pour les explorateurs du moins, puisqu’ils sont nécessairement accompagnés de leur suite.

— Parions que vous ne raconterez pas cela dans le récit de vos voyages.

— Je le ferai, au contraire : je sais bien qu’en parlant ainsi, je me priverai de raconter d’émouvants récits, mais j’aurai du moins la satisfaction d’avoir dit la vérité, et, chose plus rare, d’être cru, puisque, à mon retour en France, j’aurai parcouru de nombreux pays habités par ces félins, notamment la Corée, la Sibérie, l’Indo-Chine et les Indes. J’ajouterai, pour convaincre les incrédules, que, malgré toutes les légendes, les tigres en réalité ont rendu bien plus de services aux explorateurs et particulièrement aux éditeurs qu’ils ne leur ont fait de mal, car on cherche vainement dans nos annales la fin tragique de l’un de nous, terminant le cours de ses explorations dans le ventre d’un grand fauve. » Et chacun de rire. « Pour moi, continuai-je, les extraordinaires relations de tempêtes et les terribles luttes corps à corps avec les bêtes féroces que j’ai lues il y a bien longtemps, me semblent être cause de la terreur des grands-parents et de l’opposition qu’ils mettent chez nous au départ pour l’étranger de notre ardente jeunesse, tout cela au grand détriment de la famille, de la patrie et au moment où la lutte pour la vie rend de plus en plus nécessaire la vive expansion de toutes nos forces nationales. » Lorsque j’eus achevé cette petite tartine, chacun m’approuva. Puissé-je être

  1. Lire l’intéressant ouvrage du prince d’Orléans : Six mois aux Indes. Chasse aux tigres.