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Nord ; une seule rivalité pourrait être à craindre, c’est le développement probable du nouveau port ouvert que la Corée vient d’octroyer uniquement à la Russie, à sa frontière nord-est, car, libre de glace en toute saison, il est appelé à devenir le centre de tout le commerce du monde septentrional.

Plan de Gen-san (voy. p. 362). — Gravure de Krakow, d’après le plan coréen.

Après une excursion aux environs de Vladivostok, nous reprenons la mer et retouchons successivement à Gen-san et à Fou-san, où nos amis nous font grande fête ; quand donc me permettront-ils à mon tour de les recevoir aussi joyeusement à Paris ? car la cordialité qui règne là-bas entre les Européens est vraiment une chose charmante. Certes, en quittant pour la seconde fois la Corée, je croyais y avoir fini mes études locales : eh bien, il me restait à éprouver les émotions d’un typon dans ses eaux. En effet, sortis à la nuit de la baie de Fou-san, nous trouvons au large une mer assez grosse ; l’ami Fougerat, qui a déjà eu quelques démêlés avec elle, craignant de voir naître de nouvelles difficultés, se retire dans sa cabine et nous restons avec M. Poli à jouir du plaisir tout spécial de nous sentir quelque peu balancés par la mer ; sur un signe du capitaine Walter, nous le rejoignons aussitôt sur la dunette, car du pont on voit très mal, et de là-haut au contraire on est au centre du plus admirable panorama maritime. Quoique le temps soit couvert, la lumière opaque de la lune passe à travers la fine couche de nuages qui nous cache le ciel et, tout autour de nous, les flots moutonnant de blancheur : c’est superbe. Au bout d’une heure l’ami Poli, se sentant fatigué de nos plaisirs de la veille, va se coucher et je reste seul avec le commandant. Le ciel maintenant est devenu absolument obscur, il semble que la lumière vienne de la mer, qui est comme illuminée par l’écume éblouissante des vagues. Elles se brisent avec fracas, et vont sans cesse grossissant, car le vent s’élève de plus en plus. Nous roulons maintenant sur les lames d’une épouvantable manière : parfois notre steamer dresse dans l’air sa pointe aiguë, puis l’enfonce dans la mer, comme s’il voulait sonder l’abîme, ou bien, pris de travers par une large vague, il se couche sur le flanc comme pour mourir : c’est vraiment terrifiant. Soudain les mâts crient, un horrible craquement se fait entendre, et notre navire, un instant soulevé en arrière, retombe avec fracas dans les flots en même temps qu’une vague énorme nous inonde : mais le steamer se redresse, remonte sur les crêtes éblouissantes, et nous dominons la mer déchaînée. Oh ! que c’est beau, que c’est splendide ! « Bon marin, dit le capitaine Walter en me frappant sur l’épaule. — Merci, commandant ! car je vous dois le plus beau spectacle que j’aie vu de ma vie. » Et, serrant fortement nos mains à la barre d’appui de fa dunette, nous jouissons de l’horreur grandiose, la nature déchaînée, qui semble retourner au chaos. En vain le vent augmente, la tourmente redouble et les vagues se précipitent sur nous comme sur un suprême assaut, je suis maintenant calme et tranquille, je sens que le génie de l’homme est maître enfin de la tempête, qu’il a su construire l’insubmersible, le mène, dirige et conduit où il veut, car la volonté du capitaine le gouverne plus sûrement que le cavalier pressant les flancs de sa monture. Au moment où, transporté par ce triomphe de l’esprit sur la matière, je me crois presque un Dieu, une épouvantable crise de toux me prend et me voici haletant au-dessus de l’abîme. Bientôt un semblant d’accalmie se fait autour de nous ; le capitaine, touchant mes vêtements transpercés d’eau, me dit qu’il faut rentrer, et comme le second monte au banc de quart, nous redescendons ensemble, La marche est vraiment difficile, car le tangage mêlé au roulis est tel que pour avancer il nous faut attendre qu’un mouvement du steamer permette à nos mains de saisir en nous élançant un cordage ou une aspérité quelconque pour ne pas rouler sur le pont. Arrivés au salon malgré notre parfaite instabilité, nous préparons l’invraisemblable cock-tail qui doit nous réchauffer. Ce que cela n’a pas été commode enfin ! C’est