Page:Le Tour du monde - 63.djvu/372

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fait, le capitaine remonte à son poste, et moi, absolument inondé faute de caoutchouc, je rentre frissonnant dans ma cabine, me change complètement et me sens bientôt pénétré par la douce chaleur qui m’entoure. À peine couché, je suis brusquement soulevé et jeté hors de ma case, en même temps qu’au craquement des bois du navire, au souffle haletant de la machine, au sinistre sifflement de l’hélice tournant dans l’air, se mêlent tout à coup l’effroyable choc d’un énorme paquet de mer et un bruyant tintamarre de vaisselle brisée, puis un grand silence suivi d’un roulement formidable produit sur le pont. « Montez donc voir ce qu’il y a », me dit de sa cabine le signor Poli. « Tous mes regrets, mon cher, mais je suis déshabillé et n’ai nullement envie de me faire écrabouiller par ce qui roule là-haut. Bonsoir, je dors. » Je tâche de le faire en dépit des invraisemblables mouvements du navire dont maintenant je me rends compte absolument comme si j’étais sur la dunette du capitaine, qui lutte vaillamment là-haut pendant que, brisé de fatigue, je m’endors bientôt sous sa garde et celle de Dieu. Le lendemain, je m’éveille au grand jour, m’habille rapidement et traverse le salon, absolument ravagé : partout de la vaisselle cassée, et deux des bras fixés fortement aux parois, et qui portent les lampes au coin du salon, gisent à terre sans que je puisse m’expliquer comment ils se sont brisés ; Le pont est dans un désordre inexprimable : les deux tonneaux cerclés de cuivre, hauts de près de 2 mètres, se trouvant à l’arrière, ont été enlevés par la vague malgré les quatre énormes contreforts en fer qui les scellaient au navire. La mer maintenant est simplement onduleuse, car nous avons franchi les îles Goto, qui nous mettent à l’abri de ses fureurs. Je monte rejoindre le capitaine : il est rayonnant du devoir accompli et me tend affectueusement les mains en me disant : « Belle tempête. » Oh ! le brave homme et comme je lui suis reconnaissant de tout ce qu’il m’a permis de voir. Notre navire, avarié, entre bientôt dans le golfe. Quoique le ciel soit couvert de nuages gris cendré, j’en admire encore le paysage, qui est si splendide par un rayon de soleil, comme du reste toutes les vues côtières du Japon. Je ne parlerai pas plus de Nagasaki que je n’ai fait de Chang-haï, dont la concession européenne est le Paris de l’Extrême-Orient : ces deux villes sont trop connues. Je dirai seulement que le typhon dont nous avons souffert avait étendu ses ravages sur la côte, car à notre hôtel, comme dans toutes les maisons japonaises situées sur les hauteurs, les clôtures en bois et les toitures avaient été enlevées en partie par la tempête. Ceci nous vaut maintenant les regards curieux de tous ceux qui savent que nous y avions échappé. Pourtant en vérité on ne court presque aucun danger sur les grands steamers actuels, grâce à leur admirable aménagement, aux connaissances que nous avons maintenant du régime des vents, etc. C’est, hélas ! à Nagasaki que je dus me séparer du très aimable capitaine Walter et de mes deux charmants compagnons pour reprendre la grande ligne des Messageries maritimes et achever mon tour du monde.

Vladivostok (voy. p. 364). — Dessin de Gotorbe, d’après une photographie.

Quelques esprits chagrins, en terminant la lecture de ce récit, m’accuseront peut-être d’avoir caché bien des dangers, atténué bien des fatigues, embelli bien des choses. Oui, je l’ai fait et de propos délibéré, car en agissant ainsi je suis infiniment plus près de la vérité absolue que si j’avais dramatisé à mon profit les moindres événements. Certes, en parcourant tant de pays en partie inexplorés, deux ou trois fois ma vie a été en péril, mais pendant ce long voyage ceux qui sont restés à Paris ont-ils couru moins de dangers ? Qu’ils pensent au pot de fleurs qui peut vous tomber sur la tête, à la voiture qui vous broie sur le