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singulière du sens social, loin d’y entraver, en effet, l’expansion de l’individu, la favorise, comme si l’assurance de ne pas manquer à l’essentiel du devoir commun suffisait à légitimer et à couvrir toutes les libertés personnelles. Nous ne concevons guère l’harmonie en dehors de la « conformité. » Les Anglais aiment et acceptent le « non-conformisme » en toutes choses. « Voltaire, qu’il l’ait voulu ou non, — dit précisément à propos de George Meredith un des grands lettrés de Cambridge, M. G. M. Trevelyan, — n’a jamais fait de nous autres Anglais un meilleur éloge que quand il a dit que nous avions une centaine de religions. Aujourd’hui, nous pouvons nous vanter aussi d’avoir cent sortes de poésie[1]. » En France, nous n’avons, somme toute, qu’une poésie : de Ronsard à Victor Hugo, elle est la même, et c’est elle encore que nous retrouvons dans les meilleurs des Parnassiens, chez les derniers venus de nos bons poètes. Nous n’avons qu’une poésie, et toute notre histoire ne nous montre-t-elle pas à l’œuvre l’idée fixe d’une même religion — ou d’une même irréligion — pour tous ?

Cet idéal de la « conformité » se manifeste en art par les exigences du goût, qui modère et limite l’initiative de l’individu, en la soumettant aux lois non écrites de la raison commune et aux sommations impérieuses du sentiment universel. Le goût naît d’une entente, spontanée ou réfléchie, instinctive ou volontaire, entre des esprits délicats et raffinés dont l’activité individuelle, pour des raisons en fait fort diverses, est étroitement subordonnée à l’harmonie collective. De ceux-là elle pourra s’étendre à d’autres ; mais plus ou moins nombreux, ils n’aimeront jamais et ne s’accorderont jamais à louer que des œuvres dont le parfait équilibre peut soutenir un jugement unanime. Ainsi seront éliminés les excès, les disparates, toutes les divagations du sens propre, ses extravagances et ses excentricités. La mesure sera dès lors la qualité souveraine de l’œuvre, le suprême besoin de l’esprit, la condition indispensable du plaisir esthétique. Sans doute l’autorité du goût peut devenir oppressive, arrêter un élan, contenir un caprice, retenir une envolée. Sa tyrannie est parfois une entrave ; mais une certaine perfection n’est possible que sous sa royauté. Nul peuple n’est plus sensible que le Français à cette perfection ; nul n’en a moins

  1. The Poetry and Philosophy of George Meredith, p. 3.