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années sont donc remplies, différenciées de mille manières (p. 400).

La conclusion de M. Guyau est que « le temps n’est pas une condition, mais un simple effet de la conscience ; il ne la constitue pas, il en provient. Ce n’est pas une forme a priori que nous imposerions aux phénomènes ; c’est un ensemble de rapports que l’expérience établit entre eux. — En ce sens, le temps n’est qu’une des formes de l’évolution ; c’est une différenciation introduite dans les choses ; c’est la reproduction d’effets analogues dans un milieu différent ou d’effets différents dans un milieu analogue. Le temps est la formule abstraite des changements de l’univers. »

Nous trouvons la même conclusion développée dans une remarquable introduction que M. Fouillée a écrite pour le volume. M. Fouillée attaque vigoureusement la théorie kantienne des formes pures de la sensibilité. La notion de temps n’est pas donnée a priori ; c’est un produit raffiné de la réflexion humaine, comme les notions de l’infini, de l’immensité, de la causalité universelle. Elle résulte d’un perfectionnement de l’intelligence, qui, « de représentations d’abord isolées, s’élève par degrés à la représentation d’une série intensive, extensive et protensive ».

Dans cette analyse du travail de M. Guyau et de l’introduction de M. Fouillée, nous avons laissé de côté nombre de remarques originales, de comparaisons ingénieuses, pour ne tenir compte que de la thèse fondamentale. Si maintenant on cherchait à dégager le principe de cette théorie, on trouverait, croyons-nous, qu’elle consiste essentiellement à considérer le temps comme une réalité donnée ou proposée à notre conscience, et à déterminer par quel processus nous arrivons à y distinguer un passé, un présent et un avenir. Quand M. Guyau parle d’une perspective dans le temps, il ne fait pas une métaphore. La vérité est qu’il se donne le temps comme on pourrait se donner de l’espace, et qu’il se propose surtout de décrire le mécanisme de l’opération par laquelle nous distinguons des plans successifs dans cet espace d’un nouveau genre. M. Guyau procède donc ici à la manière des psychologues évolutionnistes ; il nous montre l’adaptation progressive de la connaissance à son objet.

Or, cette méthode peut s’appliquer, selon nous, à beaucoup de problèmes psychologiques, mais non pas à celui du temps. Se demander, en effet, par quel processus nous arrivons à connaître un objet, c’est supposer cet objet invariable et en quelque sorte extérieur à la conscience. Mais pareille supposition devient contradictoire dès qu’il s’agit de la durée, dont l’essence est de s’écouler sans cesse, et de n’exister, par conséquent, que pour une conscience et une mémoire. Il ne peut donc plus être question ici de reconstituer par synthèse l’évolution du sens du temps ; il faut au contraire, par un effort d’analyse, dissocier la succession pure, l’intuition immédiate du temps, des formes où nous l’enveloppons pour la plus grande commodité de la pensée discursive et du langage.