Page:Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome XXXI, 1891.djvu/199

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
189
ANALYSES. — guyau. Genèse de l’idée de temps.

En se plaçant à ce point de vue, on trouverait que le temps pur n’a pas de moments séparés ou distincts, qu’aucune de ses parties ne commence ni ne finit à proprement parler, mais que chacune d’elles se prolonge et se continue dans toutes les autres, à la manière des nuances successives du spectre solaire. La succession distincte, telle qu’elle apparaît à la conscience réfléchie, n’est que la dissociation et la juxtaposition, dans l’espace homogène, d’images étendues que nous substituons à la pénétration mutuelle de nos états de conscience. Cette substitution serait d’ailleurs impossible s’il n’y avait pas en dehors de nous, dans l’espace, des changements discontinus, dont la succession ne peut avoir aucune analogie avec celle de nos états de conscience, mais qui découpent en tranches distinctes la suite indivisée de ces états intérieurs dont ils sont contemporains. La simultanéité est donc le trait d’union, le point de contact entre la durée interne, qui est la durée réelle, et le temps extérieur, dont nous n’apercevons que des éclairs instantanés, c’est-à-dire des parties qui ne durent pas.

C’est pour n’avoir pas suivi cette méthode, seule applicable ici, que M. Guyau attribue au temps des caractères qui appartiennent en réalité à l’espace. Il distingue surtout l’espace du temps par ce fait que les séries spatiales peuvent se retourner, au lieu que la perspective intérieure va d’arrière en avant, dans un sens déterminé. « Les mêmes sensations répétées, les efforts répétés dans le même sens, dans la même intention, forment une série dont les premiers termes sont moins distincts et les derniers davantage… » — Mais une série, au sens où M. Guyau prend ce mot, est-elle concevable ailleurs que dans l’espace ? La représentation d’une série de termes qui se succèdent implique sans doute une succession, mais aussi, d’autre part, une juxtaposition, puisque nous retenons et immobilisons les termes qui passent pour les disposer à côté de ceux qui suivront. Or, juxtaposition et immobilité ne se peuvent concevoir que dans l’espace. Une série pensée est toujours plus ou moins dans l’espace ; dans la pure durée il n’y a, en quelque sorte, que des séries vécues.

M. Guyau a bien compris que le temps, tel que l’aperçoit la conscience réfléchie, est une traduction de la durée en espace ; mais il ne paraît avoir vu ni comment cette traduction se fait, ni pourquoi elle est possible, ni surtout en quoi consiste la durée réelle, abstraction faite de l’espace qui la symbolise. Comment la traduction se fait-elle ? C’est, croyons-nous, par l’intermédiaire des simultanéités, qui sont le trait d’union entre le temps et l’espace. Pourquoi est-elle possible ? Parce que nos états psychiques et les états du monde extérieur sont contemporains. Enfin, que serait la pure durée sans l’espace ? Une multiplicité d’états qui n’a rien de commun avec la multiplicité des unités d’un nombre, une multiplicité vécue et non pas nombrée. — Au contraire, pour M. Guyau, le temps est « une formule par laquelle nous résumons un ensemble de sensations ou d’efforts distincts les uns des autres ». Il ne paraît pas avoir vu que la « distinction » suppose déjà